LA VIOLENCE POLITIQUE AU RWANDA 1991-1993Témoignage sur le rôle des organisations des jeunesses des partis politiques1
parJames K. Gasana2
Les origines de l’utilisation des jeunes dans la violence politique au Rwanda
1. La première utilisation de la jeunesse dans la violence politique par les factions politiques au Rwanda date de 1959. A cette époque, les jeunes Tutsi du parti monarchiste UNAR sont utilisés par les seigneurs féodaux contre les leaders Hutu qui réclament l’abolition du régime féodal et les réformes démocratiques. Qualifiés d’arbres mauvais à déraciner et brûler, ces leaders démocrates sont terrorisés, d’autres sont assassinés. Le but poursuivi par l’aristocratie Tutsi est de maintenir les privilèges que ses membres détiennent du système féodal. L’UNAR envisage même d’enrôler la jeunesse Tutsi dans un service national. Dans leur circulaire3 du 24 septembre 1959 adressée aux prêtres du Rwanda, les évêques catholiques mettent en garde contre « le grave danger qu’il y aurait à créer des jeunesses dans la ligne des jeunesses ultra-nationalistes ou jeunesses de parti.»
2. Après l’Indépendance du Rwanda en 1962, les seigneurs exilés utilisent la jeunesse Tutsi des camps de réfugiés en Ouganda et au Burundi pour créer le mouvement armé dénommé « Inyenzi4 » qui attaquait le Rwanda entre 1962 et 1967, pour renverser les institutions républicaines.
1 Déposition à l’intention de la « Mission d’information sur les opérations militaires menées par la France, d’autres pays et l’ONU au Rwanda entre 1990 et 1994 », Assemblée Nationale, France.
2 James K. Gasana est ingénieur forestier de l'Université de Makerere, Kampala, Ouganda. Il a une maîtrise ès sciences en aménagement des forêts de l'Université des Andes, Mérida, Vénézuela. Il est titulaire d'un doctorat ès sciences forestières de l'Université d'Idaho, Moscow, Etats-Unis. Il a été directeur des projets de développement rural dans son pays, le Rwanda. En mars 1990, le Président de la République Rwandaise lui confie la présidence de la Commission Nationale d'Agriculture. En juillet 1990, il se voit confié les fonctions au Gouvernement, successivement comme Ministre de l'Agriculture, de l'Elevage et des Forêts (juillet 90 - 31 décembre 91), de l’Agriculture, de l’Elevage et de l’Environnement (janvier - avril 92) et de la Défense (avril 92 - juillet 93). Il démissionne du Gouvernement le 20 juillet 1993. Depuis lors, il vit en Suisse où il a repris ses activités professionnelles dans les domaines du développement rural et de la foresterie tropicale. Il a eu les distinctions d’honneur de Chanoine honoraire de l’Eglise Episcopale au Rwanda (1990), Alumni Achievement Award, Université d’Idaho, USA (1993), Membre d’honneur de la Société Forestière Suisse (1997).
3 Voir F. Nkundabagenzi, 1962. Rwanda politique 1958-1960. Les dossiers du CRISP, Bruxelles. p. 139.
4 Le terme « Inyenzi » (littéralement: cancrelat) est une appellation codée que les initiateurs de la rébellion, très traditionalistes, avaient donné au mouvement armé respectif. Des chercheurs sont parvenus à le décoder, et il est l’abréviation en Kinyarwanda de « Ingangurarugo yiyemeje kuba ingenzi », ce qui se traduit par « combattant de la milice Ingangurarugo qui s’est donné comme devise d’être la meilleure ». Les Ingangurarugo étaient une des milices les plus redoutées du monarque Rwabugiri (pour ces explications, voir Laurien Uwizeyimana, 1992, Octobre et novembre 1990. Le Front Patriotique
3. En 1973, il se forme des groupes de jeunesses des écoles secondaires et de l’Université Nationale du Rwanda qui chassent des Tutsi des écoles et des entreprises privées. Les groupes de l’Université Nationale, dénommés Comités de salut public dont le Président actuel du Rwanda, Pasteur Bizimungu, fut un des leaders, préfiguraient les Interahamwe des années 90.
4. En Ouganda, les régimes d’Idi Amin et de Milton Obote utilisèrent des jeunes réfugiés Tutsi dans les activités d’espionnage et dans les pratiques de tortures. Obote, dans les années 60, et Amin dans les années 70, utilisèrent des réfugiés Tutsi dans les escadrons d’espionnage et d’élimination des opposants.
5. Au Rwanda, les autorités de la Deuxième République sont excédés par le poids démographique de la jeunesse déscolarisée et désoeuvrée dont une partie va vivre dans l’errance à la Capitale. Leur réponse est de créer des lieux de contrôle dénommés centres de rééducation qui deviennent petit à petit des prisons déguisées.
Utilisation de la jeunesse armée comme instrument de rétablissement d’un régime minoritaire
6. Dans les années 80, l’élite de Rwandais Tutsi réfugiés en Ouganda organise les jeunes qui ont servi dans la guérilla de Museveni en un front armé dénommé Front Patriotique Rwandais5 (FPR). Ce front est la première organisation de jeunesse utilisée dans le conflit rwandais dans les années 90. La diaspora Tutsi pensait que l’ouverture démocratique au Rwanda allait contre leur ambition de rétablissement d’un pouvoir hégémonique de leur ethnie. Il se développe alors l’idée au sein de l’élite politicomilitaire Tutsi et Hima en Ouganda que la jeunesse doit être le fer de lance dans la création d’un régime ethnique de suprématie tutsi au Rwanda.
7. Après la prise du pouvoir de Museveni en 1986, il y a un afflux de jeunes Tutsi réfugiés au Burundi, Zaïre, et en Tanzanie, qui rejoignent ceux de la NRA pour des formations militaires dans plusieurs camps militaires dont Kabamba, Kasese, et Mubende. Ils sont progressivement rejoints par les jeunes Tutsi recrutés au Rwanda. Pour leur
Rwandais à l’assaut du Mutara. Essai d’une géopolitique régionale en crise. Ruhengeri, Editions Universitaires du Rwanda, p. 14).
5 Il y a une version qui a eu cours au Rwanda selon laquelle la genèse du FPR serait le mouvement armé des réfugiés « Inyenzi » qui attaquaient le Rwanda entre 1962 et 1967. C’est pourquoi une certaine opinion à l’intérieur du Rwanda parlait de « Inyenzi-Inkotanyi » pour décrire l’aile militaire du FPR, un donnant comme raison supplémentaire que: a) la rébellion regroupait aussi bien les anciens Inyenzi que les jeunes gens enrôlés par la NRA (Armée ougandaise), b) la rébellion recourait aux méthodes que les Inyenzi utilisaient dans les années 60, tel que déportation et exécution des ôtages, utilisation des techniques de torture connues des traditions de la cour royale, pillage des biens, attaques de toutes catégories de personnes sans justification militaire. Pour une analyse détaillée des similitudes et des différences entre les Inyenzi et les Inkotanyi, voir « F. Reyntjens, 1994. L’Afrique des Grands Lacs en crise. Rwanda, Burundi: 1988-1994 ». p. 139-161.
encadrement, des spécialistes sont envoyés comme officiers de la NRA par l’Ouganda en formation poussée à Cuba, Libye, Corée du Nord et aux Etats Unis d’Amérique.
8. Vers la fin des années 80, les Etats-Unis doublent l’aide financière apportée à la formation des officiers ougandais, dont 70% des bénéficiaires sont des Rwandais Tutsi du FPR, dans le cadre du programme IMET. Le budget qui y est alloué passe de $ 150.000 en 1990/91 à $ 300.000.‑
9. Le 1 octobre 1990, le FPR et la NRA commencent la guerre contre le Rwanda. Ils mobilisent et arment 10.000 jeunes pour une attaque surprise massive qui doit permettre à la diaspora Tutsi de prendre le pouvoir à Kigali. Ce plan échoue à cause de la résistance inattendue des FAR et la mort du commandant du Front, F. Rwigema.
Les organisations politiques des jeunesses des partis émergent comme branches de lutte politique
10. A l’attaque du FPR, les autorités militaires nourrissent plutôt la peur de la jeunesse, pensant qu’elle peut être utilisée par la rébellion, et qu’elle est déjà infiltrée. L’autorité militaire craignait que les milliers de jeunes désoeuvrés et frustrés vivant à Kigali ne servent de milieu d’accueil et de mimétisation des rebelles du Front. La première réaction du pouvoir est d’évacuer ces jeunes de la Capitale par des opérations de transport organisés vers leurs communes d’origine. Il n’était donc pas encore question de leur utilisation dans les affrontements politiques, car l’opposition politique intérieure n’avait pas encore d’existence légale. Même quand il y a des recrutements pour la guerre, les autorités communales les prennent plutôt comme un moyen de se débarrasser des délinquants qui menacent la tranquillité publique dans leur voisinage.
11. Entre octobre 1990 et juin 1991, on assiste plutôt à une mobilisation nationale pour le soutien à l’effort de guerre contre le couple FPR/NRA. Cette mobilisation ne distingue ni ethnies ni région, d’autant plus qu’il y a un effort manifeste du pouvoir d’étouffer les dissensions ethnique et régionale.
12. L’amendement constitutionnel du 10 juin 1991 légalise le multipartisme au Rwanda. En juillet 1991, plusieurs partis politiques sont reconnus: MRND, MDR, PSD, PL, PDC. Il se crée une situation de grande compétition politique entre ces partis car chaque formation veut avoir le plus d’adhérents possible. De la mobilisation populaire menée par le pouvoir pour le soutien à l’effort de guerre, on passe à la mobilisation politique plurielle menée par les directoires des partis politiques. C’est seulement à cette étape, en particulier dès fin 1991, que la jeunesse qui était refoulée de Kigali en octobre 1990 et acheminée vers « les communes » commence à intéresser les acteurs politiques. Les flux s’organisent dans le sens inverse vers la Capitale, et dans les quartiers spécifiques selon la délimitation des zones d’influence des partis.
13. Pour un des partis d’opposition, le MDR, la lutte dont la priorité est d’occuper la Capitale focalise l’Ukubohoza ou libération des militants du MRND pour récupérer ses ressources politiques. Cet Ukubohoza est conçu comme une technique de contestation et de déstabilasation des autorités et des membres du MRND et de confiscation de leurs
propriétés. Il devait être courronné par la tenue de Rukokoma ou conférence nationale souveraine.
14. Le MDR crée ainsi la JDR ou Inkuba (foudre) dont le but immédiat est d’anéantir le MRND. Les bandes d’Inkuba font pression sur les membres du MRND, quartier par quartier en ville de Kigali et dans les environs.
15. Le MRND rénové ne peut encore rien opposer de semblable aux Inkuba. Cependant, dans ses structures rénovées, il y a une section « stratégies » qui élabore les approches de déstabilisation et de pénétration des autres partis politiques. Le parti pense déjà à affronter les formations rivales sur la scène multipartite.
16. La section des stratégies au Secrétariat National du MRND est confiée à Dr. Anastase Gasana, actuel ministre des Affaires étrangères, qui a été sans doute le plus grand théoricien et défenseur d’une ligue forte de la jeunesse de ce parti. Il était professeur à l’Université Nationale du Rwanda, Campus de Nyakinama, avant d’être nommé Conseiller aux Affaires politiques au Secrétariat Général de l’ex-parti unique, sur recommandation de Protais Zigiranyirazo, beau-frère du Président Habyarimana. Il était donc le principal idéologue du parti. Le 5 juillet 1991, il signe6 parmi les membres fondateurs du MRND rénové. Par la suite il reste parmi les hauts cadres du Secrétariat National de ce parti et il est chargé des stratégies. Même si la nouvelle orientation politique était l’ouverture au multipartisme, il avait l’habitude d’envoyer des petites notes au Président Habyarimana pour suggérer comment le MRND pourrait barrer la route aux nouveaux partis d’opposition.
17. Comme Léon Mugesera, également haut cadre du Secrétariat National du MRND, A. Gasana a des problèmes avec le Secrétaire national, E. Karemera. Ces deux idéologues passaient beaucoup de temps dans les salons des membres de l’entourage de Habyarimana pour négocier des places et critiquer Karemera. Vers fin 1991, celui-ci ne tolère plus ces intrigues et prie Habyarimana de reprendre les concernés à l’administration centrale. Habyarimana y consent. Mugesera est immédiatement affecté à d’autres fonctions, mais A. Gasana doit trop attendre sa reprise par la Fonction publique. Il demande une audience auprès du Président pour lui exposer ses doléances. Après cette audience en début 1992, il est nommé Secrétaire général au ministère des Transports et des Communications. Il quitte le MRND et adhère au MDR au courant du premier trimestre de 1992.
Créés en dehors du Parti, les Interahamwe sont essentiellement un phénomène urbain et un instrument utilisé par l’entourage de Habyarimana dans la rivalité nord-sud
18. Vers fin 1991, les militants du MRND vivant à Kigali sont inquiets des agressions des membres d’Inkuba. Ils s’organisent pour se protéger contre leur pression. C’est ainsi que Désiré Murenzi, alors Directeur de Pétrorwanda, opérationnalise la stratégie
6 Voir l’Arrêté du ministre de l’Intérieur, N° 23/04.09.01 du 31 juillet 1991 portant enregistrement du parti politique MRND. Journal Officiel du 15 août 91, p. 985 et 997.
de mise sur pied d’une ligue des jeunes prônée par A. Gasana, en créant les Interahamwe de sa propre initiative en dehors du parti. Il s’agit d’un groupe de jeunes visant la réflexion pour l’ouverture politique du Parti. Un élément en plus est que A. Gasana qui ressent le poids politique de D. Murenzi au sein du Parti est de même origine que lui (Commune Gikomero, préfecture Kigali). Il ne veut pas que l’initiative de Murenzi de former un groupe de jeunes pour la réflexion politique réussisse, de peur de renforcer son influence en préfecture Kigali. Il est ainsi un de ceux qui conseillent l’entourage de Habyarimana de récupérer les Interahamwe.
19. Dès leur fondation, les Interahamwe font donc face à la pression des « durs » du parti qui proposent plutôt la mise en place d’une ligue politique de la jeunesse du MRND, pour lutter contre l’opposition, et surtout contre les Inkuba. Ceux-ci deviennent de plus en plus agressifs contre les militants du MRND et exercent une forte pression contre eux dans certains quartiers de Kigali.
20. Les Interahamwe sont donc au départ un phénomène urbain et politique qui s’inscrit dans le cadre des affrontements entre le MRND et le MDR, et du positionnement des militants du MRND au sein même de ce parti. Ils sont et restent autonomes par rapport au Parti. Ils n’ont pas eu d’enregistrement par l’autorité compétente, et sont par conséquent demeurés sans statut juridique. Même s’ils étaient idéologiquement coordonnés par l’Akazu et opérationnellement par leur agent, R. Kajuga (Tutsi), ils étaient affiliés aux personnalités qui les recrutaient et les entretenaient matériellement.
21. Au courant de 1991, des organisations des jeunesses des partis PSD (Abakombozi ou libérateurs) et PL (JPL) se forment. Elles opèrent souvent en alliance avec les Inkuba contre les Interahamwe. Les Inkuba et les Abakombozi sont composés en quasi totalité d’originaires des préfectures du centre et sud, alors que les Interahamwe sont composés majoritairement d’originaires du nord. Ce contraste régional traduit la réalité des bases régionales des partis concernés (PSD: Butare; MDR: centre et sud, principalement Gitarama; MRND: principalement au nord, Kigali et Kibungo).
22. Les organisations de jeunesses reflètent les enjeux de lutte entre personnalités politiques rivales, entre et au sein des partis politiques. En effet, les partis politiques ne montrent pas de différences significatives quant à leurs programmes, et la lutte ne concerne pas les différences de projets de société. Dans cette compétition, la force du MRND se transforme en faiblesse car tous les partis sentent qu’ils doivent nouer des alliances contre lui pour survivre. C’est ainsi que le nombre de partis et d’organisations de jeunesses alliés contre lui donne l’impression à ses membres qu’ils sont assiégés. L’importance grandissante des Interahamwe sera basée sur cette impression.
23. Vers fin 1991, le Président J. Habyarimana et son entourage sont soumis à une forte pression de l’opposition. En même temps, ils ont découvert le potentiel politique des Interahamwe, et veulent se les approprier. Ils commencent à les détacher de l’influence de D. Murenzi, en renforçant très rapidement le rôle de Robert Kajuga qui les encadrait. Se voyant évincé, et constatant que les Interahamwe recourent aux
méthodes de violence, Murenzi démissionne de leur direction et quitte en même temps le MRND.
24. Après la démission de Murenzi, l’entourage de Habyarimana exerce une influence totale sur les Interahamwe dont l’action est toujours limitée à la Capitale Kigali. Ils évitent la montée d’une structure de jeunesse prévue dans les stratégies du Parti, dont ils ne sont pas surs de pouvoir contrôler, voulant plutôt imposer l’intégration des Interahamwe comme organisation affiliée de fait au MRND, et pouvoir ainsi les généraliser sur l’ensemble du pays comme instrument politique contre les partis d’opposition.
25. Vers fin 1991, deux tendances se démarquent au sein du MRND. Il y a une tendance conservatrice, peu ouverte au changements démocratiques, dont la base est Gisenyi et Ruhengeri, et une tendance modérée regroupant les autres préfectures, mais dont le centre de gravité est constitué des préfectures Byumba et Kigali. Alors que la tendance conservatrice travaille pour la réduction et la déstructuration de l’opposition, afin de parer aux demandes insistantes de tenue d’une conférence nationale souveraine, la tendance modérée comprend des personnes qui pensent que leur propre force dépend de la force de l’opposition.
26. La plupart des membres des organes du MRND ressentent les méthodes de violence utilisées par les Interahamwe. En particulier, les membres originaires du sud ressentent fortement les attitudes nettement régionalistes (anti-sud) des Interahamwe. Il y a donc une forte opposition des militants modérés à leur intégration au Parti aussi longtemps qu’ils n’abandonnent pas leurs méthodes de violence et leur attitude régionaliste.
27. Les manifestations et émeutes organisées par les partis d’opposition en novembre 1991 contre la nomination de Dr. S. Nsanzimana comme Premier Ministre, et en janvier 92 contre son gouvernement, montrent à Habyarimana, à son entourage et à leurs alliés qu’ils ne peuvent plus compter sur les forces de sécurité qui sont l’image de la société quant aux sensibilités politiques de leurs hommes et femmes. Ils vont compter de plus en plus sur les Interahamwe qui n’ont cessé d’évoluer en dehors et indépendamment du Parti.
28. Comme nous l’avons montré ci-haut, en début 1992 Dr. Anastase Gasana, chargé de la section de stratégies du MRND, quitte le parti et rejoint le MDR. Le parti ne le remplace pas par un autre idéologue, car les cadres de son calibre préfèrent rester des fonctionnaires de l’Etat. Son départ met fin à la réflexion sur la création de la jeunesse du parti.
La création du parti CDR renforce les extrémistes
29. La stratégie de J. Habyarimana et de son entourage se renforce par la création du Parti CDR en début 92. Il s’inscrit dans la stratégie de cet entourage de créer des partis qui tiendraient compagnie au MRND lors d’une éventuelle Conférence nationale
souveraine. Il crée sa propre organisation de jeunesse, les Impuzamugambi, qui s’allie souvent aux Interahamwe dont elle ressent la présence des membres Tutsi.
30. Le FPR joue un rôle important dans la création et la publicité de ce parti. Il parvient à infiltrer un agent dans les hauts échelons, dès son lancement: Hassan Ngeze, éditeur en chef et propriétaire du journal extrémiste Kangura. Agent double7, Ngeze sera utilisé aussi bien par les extrémistes Hutu que par le FPR pour attiser les affrontements ethniques. Les analystes s’étonnaient qu’il était présent dans tous les troubles à caractère ethnique, en particulier en Préfecture Gisenyi.
31. Grâce à la double fonction de Ngeze, Kangura devient pratiquement l’organe de la CDR et des Interahamwe. Il se distingue par sa hargne contre les Tutsi, ainsi que des Hutu de l’opposition. C’est dans ce journal que Ngeze sortit les dix commandements des Hutu. Malgré que ses liens avec le FPR sont déjà découverts dès 1991, les extrémistes Hutu continuent à l’utiliser.
32. Le parti CDR naît au moment d’une grande tension résultant des actes d’attentats terroristes et du banditisme armé qui font beaucoup de victimes au sein de la population. Ces attentats sont attribués au FPR, ce qui ne manque pas d’attiser la haine ethnique et de faciliter l’implantation de ce nouveau parti ethniste.
33. L’avènement de la CDR transforme le paysage au sein du MRND. Les « durs », essentiellement des préfectures Gisenyi et Ruhengeri, ont un allié nouveau avec lequel ils s’identifient, mais restent au MRND pour l’influencer et éviter l’isolement. Les modérés comprennent principalement les militants d’autres préfectures, en particuliers Kigali, Byumba et Kibungo. On y compte aussi des Rwandais Tutsi. Ils comptent parmi eux des rénovateurs, principalement des jeunes cadres politiques et de l’administration, qui font un effort de recherche de compromis pour assurer la stabilité sociale et politique du pays et la marche vers la paix et la démocratie.
Face à la poussée insurrectionnelle d’Ukubohoza, les alliés de l’entourage de Habyarimana misent sur les Interahamwe pour résister
34. Avec la réussite des émeutes de janvier 92 dirigées contre le gouvernement de S. Nsanzimana, les partis d’opposition intensifient la pression sur les membres du MRND, à Kigali et dans les préfectures où le MDR est fortement implanté. Les actes à caractère insurrectionnel (Ukubohoza) s’intensifient sous la houlette des hommes comme Faustin Twagiramungu. Il y a des opérations de destitution forcée des autorités communales là où le MRND est faible. Les Interahamwe deviennent donc un instrument politique important de protection de certaines personnalités du MRND ciblées par les opérations du MDR. Là où les équilibres entre les deux partis rivaux ne sont pas encore établis, les
7 C’est en 1991, et surtout en 1992, qu’il apparut que Ngeze était un agent double. Dans les communications radio du FPR captées par les FAR et les militaires Français, il était désigné sous le nom de code de « journaliste de la deuxième ville », ce qui voulait dire journaliste de Gisenyi. Dans un rapport du Commandement de secteur Gisenyi, il fut signalé que Ngeze avait une mission du FPR de désorganiser le MRND.
Interahamwe sont utilisés par ces personnalités pour stabiliser la situation ou marquer des gains d’influence en faveur du MRND. Il y a une course effrénée des partis rivaux au recrutement des jeunes. Les adhésions de ceux-ci se font souvent sur des critères d’origine régionale: les Interahamwe et les Impuzamugambi recrutent principalement les jeunes originaires du nord, les Inkuba et les Abakombozi recrutent principalement ceux du sud.
35. Le 16 avril 1992 se met en place le Gouvernement de transition démocratique de Dr. Dismas Nsengiyaremye (MDR), comprenant des ministres des partis MRND (9), MDR (3), PSD (3), PL (3), PDC (1), et fonctionnant selon un protocole d’entente signé le 7 avril 92 par ces mêmes partis, et approuvé par le Président Habyarimana. Parmi les points figurant au programme gouvernemental on a l’organisation du débat national sur le problème de la Conférence Nationale et décider de sa convocation au vu des conclusions de ce débat (point cher à l’opposition), et organiser les élections générales (point cher au MRND).
36. Le Premier Ministre, D. Nsengiyaremye est un homme démocrate, intègre et courageux. Je l’avais connu dès l’époque où nous assumions diverses fonctions comme cadres du ministère de l’Agriculture, de l’Elevage et des Forêts. Nous avions établi donc une relation professionnelle que nous avons mise au profit du fonctionnement du Gouvernement, en lui permettant de réduire des blocages partisans sur des dossiers politiques importants. C’est, entre autre, en raison de notre effort pour le succès du processus de négociation de la paix qu’avec la montée de l’extrémisme, les Interahamwe et leurs alliés m’accusent de jouer le jeu de l’opposition.
37. Soulignons qu’avec la mise en place du Gouvernement de transition démocratique on assiste à la fin du régime de Habyarimana. Même s’il reste Président de la République, il est un chef de faction comme d’autres, certes avec beaucoup plus d’atouts qu’eux. En effet, le protocole d’entente entre les partis qui composent ce gouvernement réduit très fortement les prérogatives du Président et met en place une cohabitation.
38. La mise en place du nouveau gouvernement met fin à une période marquée par la mobilisation pour la guerre contre. La mobilisation politique plurielle qui s’est accentuée dès 1991 prédomine. Même s’il y a cinq partis au Gouvernement, le paysage politique est bipolarisé. Le MRND au sein duquel les dirigeants du nord se retranchent pour protéger leur influence, est affronté aux partis d’opposition au sein desquels les leaders du sud luttent pour prendre le pouvoir.
39. Dans mes nouvelles fonctions, je mets fin à la croissance des forces armées en stabilisant leurs effectifs à 27.000 pour l’Armée Rwandaise et à 6000 pour la gendarmerie. Les recrutements ne se font que pour remplacer les déserteurs et les pertes au front. Je mets plutôt l’accent sur l’amélioration de la qualité et de la discipline des troupes existantes.
40. J’appuie avec détermination l’objectif du Gouvernement de transition de mettre fin au conflit par les négociations avec le FPR. Les objectifs que mon Département
poursuit ne sont donc plus de gagner la guerre, mais de protéger la population déplacée contre les incursions des rebelles, et de stabiliser la ligne de front pour donner la chance à la solution négociée.
41. Cette approche me met en conflit avec les conservateurs, en particulier ceux de l’entourage du Président Habyarimana qui défendent une solution armée. Se trouvant contrariés par ma position en faveur de la paix négociée et se voyant mis sous la pression de l’Ukubohoza, ils se désespèrent et vont progressivement miser sur les Interahamwe. D’autres part, la fin de la politique d’expansion des forces armées qui constituaient le plus grand employeur de la jeunesse désoeuvrée depuis fin 1990 favorise le passage de celle-ci aux organisations de jeunesses politiques pour la survie.
42. Après la mise en place de ce gouvernement, l’Ukubohoza s’intensifie pour permettre à l’opposition de tirer d’avantage parti de son action au sein du gouvernement. Les partis politiques organisent des meetings populaires qui deviennent l’occupation de leurs militants chaque fin de semaine. C’est une véritable fièvre électorale. Chaque parti s’efforce de conserver ses acquis, de fragiliser le parti rival, ou d’étendre son influence.
43. Un des objectifs de l’Ukubohoza est le démantèlement des Interahamwe. Cette tâche est menée clandestinement par une organisation secrète dénommée « Organisation de déstabilisation des Interahamwe » (ODI) qui est coordonnée par F. Karamira8, vice-président du MDR. Karamira gère les appuis financiers apportés à l’ODI par le FPR.
44. Les affrontements entre le MRND et les partis d’opposition sont fréquents à Kigali. Les organisations de jeunesse sont les instruments de ces affrontements et de protection des personnalités politiques riches et influentes qui deviennent des chefs de bandes. Cependant, le Congrès national du MRND d’avril 92 ne vote pas pour l’intégration des Interahamwe au Parti. Cependant la pression des militants de l’opposition sur les autorités territoriales MRND s’intensifiant dans certaines communes, les Interahamwe sont de plus en plus tolérés comme instrument du contre-Ukubohoza et de résistance contre la restructuration forcée des administrations. Ils jouent un rôle croissant dans l’animation et la protection des meetings populaires du Parti. De la défensive ils deviennent petit à petit un facteur important de pression de certaines personnalités du MRND sur l’opposition.
Les Interahamwe commencent à s’imposent aux autres organisations de jeunesses politiques vers mi-1992
8 Froduald Karamira, jusqu’alors ennemi juré de Habyarimana, quittera progressivement l’alliance avec le FPR dès mi-1992, et va renouer définitivement avec les « durs » du MRND après la signature de l’Accord de paix en 1993. On lui attribue la paternité du slogan « Hutu Power » qu’il lance dans un meeting populaire des partis anti-FPR en septembre 1993. Accusé de planification du génocide et condamné à la peine capitale, il a été exécuté publiquement en avril 1998.
45. Le 28 mai 92 on assiste à un tournant spécial dans l’affrontement entre partis politiques. Les partis MDR, PSD, PL et leurs jeunesses respectives qui surestiment leur force font des manifestations avec un but inavoué d’anéantir les Interahamwe et renverser Habyarimana. En face d’eux, les Interahamwe font une contre-manifestation dont les officiers « durs » des FAR veulent se couvrir pour renverser le gouvernement de Dr. Nsengiyaremye. Il y a une défaillance complice de l’autorité préfectorale qui a autorisé que les groupes rivaux manifestent le même jour dans une même ville. Mon intervention personnelle9 pour séparer les manifestants permet d’empêcher une effusion de sang. L’opposition se rend compte qu’elle a atteint la limite de ce qu’elle peut réaliser par l’Ukubohoza. Elle place ses attentes dans l’alliance « objective » avec le FPR contre le MRND dans le processus de négociation.
46. L’activité des Interahamwe ne se limite plus à la Ville de Kigali et ses environs, mais se met en place là où la lutte pour l’influence entre le MRND et le MDR est intense, et surtout là où ce dernier veut se renforcer par l’Ukubohoza. La formule descend même jusqu’aux communes dans lesquelles les autorités communales sont soumises aux pressions de destitution par les activistes de l’opposition, du MDR en particulier. L’affrontement est nettement entre le MRND et le MDR. Les autres partis n’entrent en jeu qu’en tant qu’alliés du MDR. Progressivement, il se cache derrière la lutte entre les jeunesses de ces deux partis la rivalité entre Gisenyi, fief de Habyarimana, et Gitarama, fief du MDR.
47. Dès mi-1992, les Interahamwe (et le FPR) commencent la tactique de pénétration des Inkuba et de recrutement de leurs membres. De la défensive ils passent à l’offensive. Après le remplacement en mi-1992 des autorités territoriales contestées, il y a stabilisation dans les communes. Mais la décentralisation des Interahamwe autour des personnalités politiques riches alliés à l’entourage de Habyarimana se renforce. Leur mobilité couplée au regain de force du MRND va leur permettre d’opérer au niveau national, en particulier pour des meetings politiques. Il ne se forme pas de groupes préfectoraux car les préfets redoutent une action disciplinaire du gouvernement. Même si les groupes créés sont généralement communaux, ils se créent par secteur dans la préfecture de la Ville de Kigali et dans les environs. Les luttes entre les organisations des jeunesses ont plus fréquemment lieu par quartier en ville de Kigali.
48. La prolifération des Interahamwe vers mi-1992 est due principalement à la perte du contrôle des FAR par Habyarimana et le MRND, dans un contexte insurrectionnel d’«Ukubohoza » ou libération créé par les partis FDC. Elle est aussi due au positionnement de certaines personnalités du MRND face à leurs rivaux de même région, au sein du même parti, dans la perspective des élections générales. En fin, l’adhésion aux Interahamwe était pour les malfaiteurs une façon de trouver une protection politique contre les poursuites en justice, et pour les jeunes chômeurs une façon de subvenir à leurs besoins de survie sous la protection des dignitaires riches. C’est ainsi que les mêmes personnes pouvaient adhérer à la fois à plusieurs
9 Selon la Loi, la tâche de maintien de l’ordre et de la tranquillité publique relève des attributions du Préfet qui est subordonné au ministre de l’Intérieur. Il peut faire la réquisition de la gendarmerie, mais la Loi exige qu’il soit responsable de donner les instructions à la force requise.
organisations rivales, voire radicalement opposées, en changeant tout simplement de couleurs de parti lors des émeutes, des manifestations ou des meetings populaires.
49. En début juin 1992, il y a une rencontre entre le FPR et les FDC à Bruxelles. Dans cette rencontre les formations participantes renforcent leur alliance contre le Président Habyarimana et en faveur de la guerre menée par le FPR. Au Rwanda le MRND et ses alliés voient en cette alliance une trahison contre la nation. Il se développe une grande tension politique entre le MDR et le MRND, et entre les Inkuba et les Interahamwe.
50. Une des utilisations des Interahamwe était de bloquer les grandes artères qui alimentent la Capitale dans des opérations « Ville-morte » pour affaiblir le gouvernement de transition démocratique. Dans une de ces opérations vers fin juin 1992 à Giticyinyoni près de Kigali, j’obtiens la collaboration du ministre de l’Intérieur, et nous demandons instamment à M. Ngirumpatse, Secrétaire national du MRND, de mettre fin à ce blocage de la circulation. Il y a des rumeurs que des éléments de la Garde présidentielle déguisés en civil sont mêlés aux Interahamwe et portent comme eux un camouflage de feuilles de bananiers. Bien que mes enquêtes n’apportent aucune preuve, je laisse savoir au Président Habyarimana qui était à l’étranger lorsque ceci a lieu, que je ne tolérerai pas ce genre d’utilisation de sa Garde si jamais j ’obtiens les preuves. Depuis lors aucune implication de même genre de la Garde présidentielle ne me sera signalée.
51. La manifestation des Interahamwe à Giticyinyoni met à nue l’affrontement nord - sud dans lequel les organisations politiques des jeunesses étaient utilisées. Les manifestants font des dégâts sur les véhicules en ciblant les originaires du sud. En réaction, la population de l’autre côté de la rivière Nyabarongo se mobilise et descend pour affronter les Interahamwe. Avec le ministre de l’intérieur, nous négocions avec toutes les parties pour le retrait de leurs militants.
52. Dans certains quartiers, les Interahamwe terrorisaient les habitants pour les faire adhérer au MRND ou déménager, comme avaient tenté de le faire les Inkuba avant eux. Par exemple, en début juillet 1992, il y a des actes de violence dans les quartiers de Gikondo et Karambo. Les personnes qui n’adhèrent pas au MRND sont menacées. Voyant que l’autorité de la préfecture Kigali ne fait rien pour assurer la sécurité de ces personnes, je me rends sur les lieux en compagnie du ministre de la Justice (PL) pour faire mettre fin à ce terrorisme et nous assurer que les opérations de maintien d’ordre de la gendarmerie et du ministère public sont bien menées. La gendarmerie arrête plusieurs meneurs. Avec ces interventions pour réprimer la violence des Interahamwe, mes problèmes avec les « durs » du MRND commencent déjà et ne cesseront de s’aggraver depuis ce mois de juillet.
53. La contradiction entre moi et les extrémistes qui appuient les Interahamwe est particulièrement aiguisée par des mesures de contrôle de la circulation des armes à feu que je mets en place. Je crée au ministère de la Défense une Division du contrôle des armes, et j ’obtiens beaucoup de succès dans ce contrôle. Les seules armes qui y échappent sont celles qui sont vendues par les militaires qui désertent du front, mais il s’agissait d’un phénomène discontinu lié aux reprises des hostilités. Pour lutter contre
ces détentions illégales, les autorités civiles appuyées par la gendarmerie, menaient des rafles dans les quartiers suspects de Kigali où les Interahamwe ou d’autres malfaiteurs résidaient.
Avec les progrès du processus de négociation de la paix, les extrémistes veulent renverser le Gouvernement de transition démocratique
54. Le 1 août 1992 l’Accord de cessez-le-feu entre en vigueur. Son respect est supervisé par le GOMN qui comprend aussi une équipe de 5 officiers du FPR basés à Kigali, ayant l’immunité diplomatique, et pouvant visiter tous les coins du pays. Ceci excite les militants et les sympathisants du Parti CDR et des Interahamwe. Leurs attaques contre le gouvernement de transition démocratique s’intensifient, et ils préparent son renversement en collusion avec les militaires proches de l’entourage de Habyarimana.
55. Paradoxalement, la mise en vigueur du cessez-le-feu fait accélérer le recrutement sans précédent des jeunes Tutsi pour la formation militaire dans les rangs du FPR en Ouganda. Ce recrutement qui est une violation grossière de l’Accord de cessez-le-feu est facilité par des réseaux supervisés par Karenzi Karake, commandant de l’équipe des officiers du FPR au sein du GOMN. Ces opérations ont pour effet l’attisement de la tension ethnique de voisinage là où les jeunes sont recrutés, situation qui est exploitée par les extrémistes de la CDR et leurs sympathisants au MRND.
56. Le 17 août 92, il se crée une véritable tension entre un nombre de hauts fonctionnaires extrémistes du MRND et le Premier Ministre. S’alliant aux Interahamwe et les Impuzamugambi, ces fonctionnaires organisent des manifestations contre le Gouvernement, qui se déroulent sans autorisation, pour paralyser la fonction publique et la vie dans Kigali. La gendarmerie prend toutes les mesures, sans complaisance, contre tous ceux qui perturbent l’ordre public. Ceci nous met en épreuve de force avec les organisateurs, dont le beau-fils du Président Habyarimana, A. Ntilivamunda, directeur des Ponts et Chaussées, qui avait déployé des camions de l’Etat pour verser la terre sur une voie publique à Kigali afin de bloquer la circulation lors de la manifestation illégale.
57. Dès septembre 1992, l’alliance des Interahamwe et des Impuzamugambi est plus forte que les Inkuba. Avec la CDR, ils constituent la base politique des « durs » des FAR. Ils mènent une campagne auprès des militaires pour le renversement du gouvernement de D. Nsengiyaremye.
58. Constatant la résistance farouche des Interahamwe et leur agressivité croissante, les partis d’opposition ne se font plus beaucoup d’illusions sur les résultats de l’Ukubohoza quant au renversement du régime. Ils commencent alors à les qualifier de « milices du MRND ».
59. En novembre 92, le Premier Ministre organise une concertation entre les responsables des partis et les ministres dont les attributions touchent à la sécurité. Avec le désillusionnement des partis d’opposition quant à l’efficacité de leur stratégie
d’Ukubohoza, les chefs des partis acceptent de collaborer avec la gendarmerie dans le contrôle de la violence des organisations de jeunesse. La gendarmerie parvient ainsi à contrôler ces organisations.
60. En fin novembre 92, la colère des Interahamwe monte contre moi quand la gendarmerie s’efforce de rechercher Léon Mugesera pour l’arrêter en exécution d’un mandat d’amener émis contre lui par le ministère public. Mugesera avait prononcé un discours excessivement raciste dans un meeting populaire à Kabaya, préfecture Gisenyi. Les efforts de sa recherche sont vains car il parvient à se cacher jusqu’à sa fuite à l’étranger. Des personnalités extrémistes du MRND et de la CDR et des officiers ultras préparent un plan de m’assassiner, mais il est dénoncé10 avant de se réaliser.
61. En conséquence, dès fin novembre 1992 la Gendarmerie parvient à contrôler la violence des organisation de jeunesse des partis. En fin 1992, elle a déjà arrêté et mis dans les mains de la justice plus d’une centaine d’Interahamwe. Ce contrôle frappe particulièrement les Interahamwe.
10 Voir le journal Isibo N°78 du 30 novembre au 7 décembre 1992, p. 19.
Neutralisés par l’action de la Gendarmerie, les extrémistes opposés au processus de négociation de paix passent à la clandestinité
62. Avec la rigueur des mesures de contrôle pratiquées par la gendarmerie, certains cerveaux des groupes extrémistes passent à la clandestinité. C’est ainsi qu’en janvier 93 un tracte anonyme annonçant la naissance d’AMASASU est mis en circulation.
63. Après la signature du protocole d’accord du 9 janvier 93 à Arusha, le MRND et ses alliés organisent des manifestations nationales pour rejeter ce protocole. Sentant que les manifestations peuvent dégénérer en bain de sang, je donne un avertissement déterminé au responsables de ce parti que je ne vais pas du tout tolérer de débordement. Il y a rechute de la confrontation entre jeunesses des partis. J’organise une intervention massive de la gendarmerie pour maintenir la tranquillité publique sur l’ensemble du pays. Avec ces mesures les « durs » se radicalisent. Dans certaines communes de la préfecture Gisenyi, ils commettent des exactions contre les Tutsi et des Hutu de l’opposition.
64. Avant le retour définitif du calme en préfecture Gisenyi, le Président m’envoie à Arusha pour conduire la Délégation gouvernementale aux négociations. Arrivé là, je maintiens la Pression sur le Gouvernement pour exiger que l’ordre soit rétabli en préfecture Gisenyi. Dans une lettre adressée au Président Habyarimana et au Gouvernement en date du 3 février 93, j ’insiste sur la nécessité d’assurer la sécurité à la population, la suspension des autorités défaillantes, et de désigner une commission d’enquête pour déterminer les responsabilités. Dans un rapport de mission que je transmets au Président et au Gouvernement à mon retour d’Arusha, j’insiste en ces termes11: « Le Gouvernement doit déployer tous les eforts pour assurer la sécurité dans le pays et garantir la protection à tous les citoyens, sans distinction aucune. Dans ce cadre, une campagne énergique doit être menée pour sensibiliser la population à la tolérance et à la réconciliation.»
65. Dès mars 1993, le Président Habyarimana qui connaît ma détermination dans la lutte contre la violence des Interahamwe veut me court-circuiter, en demandant directement à l’Etat-major de la gendarmerie de libérer les Interahamwe arrêtés. Il passe au Chef d’Etat-major une liste d’une centaine de cas et sans m’informer, il convoque tout l’Etat-major pour la discuter. Mis au courant de cette manoeuvre, j ’interdis à mes collaborateurs de voir le Président à ce sujet sans que je sois présent. Le Président consent à mon exigence et la réunion a lieu à ma présence. Je lui confirme
11 Mon effort fut ressenti par les membres de l’entourage de Habyarimana. En 1994, ils dictent à l’opposant ougandais Remigius Kintu le passage rancunier suivant de son pamphlet: « The entire negociating mechanism took on the look of a concerted efort to bring down President Habyarimana. Even the Minister of Defence, James Gasana, from Habyarimana ’s own party (MRND) forgot defending Rwanda and its people and instead negociated as if the entire exercise was aimed at tearing down Habyarimana as a leader of Rwanda. Paralysed by their obsession to opposing the President, compounded by absence of purpose and statemanship, the Rwanda delegation to Arusha succumbed to whatever prposals RPF could submit. »
notre politique ferme de lutte contre la violence politique, mon respect du principe de non ingérence dans les procédures judiciaires, et mon appui à l’action menée par la gendarmerie.
66. Le FPR mène une attaque massive contre les FAR en violant l’Accord de cessez-le-feu. Cette attaque surprise donne un net avantage au FPR qui occupe désormais la plus grande partie du territoire des préfectures Byumba et Ruhengeri, et qui enlève le gros de l’équipement militaire des FAR. Elle provoque aussi le passage de plusieurs adhérents des Inkuba aux Interahamwe. Elle provoque déjà le début du passage de trois pôles politiques (MRND, FDC, FPR) à deux pôles politico-militaires (pro-FPR et anti-FPR).
67. Il y a des demandes insistantes des préfets12 des préfectures Byumba et Ruhengeri appuyés par les extrémistes du MRND et de la CDR pour que le ministère de la Défense octroie des armes à la population. Je refuse catégoriquement d’y consentir en évoquant l’inexistence de la loi organisant la défense civile ainsi que la nécessité de poursuivre le processus de négociation de la paix. Mais pendant que j’étais à Arusha, Directeur de Cabinet au ministère de la Défense13, le colonel Th. Bagosora, avait fait distribué illégalement des armes dans quatre communes de sa préfecture d’origine. Mis au courant par mes services, je fais ramener avec succès toutes les armes distribuées. J’informe les représentations des pays observateurs aux négociations d’Arusha, en particulier l’Ambassade des Etats-Unis, pour que le processus de paix puisse se poursuivre.
68. A mon retour d’Arusha où j’avais dirigé la Délégation gouvernementale aux négociations, je recommande instamment au Comité National du MRND d’envoyer une délégation pour joindre d’autres partis politiques aux discussions avec le FPR à Bujumbura du 25 février au 2 mars 93. Ma proposition est acceptée, mais ceux qui veulent saboter le processus de négociations s’y opposent. Ils regroupent ceux de l’entourage du Président Habyarimana, même si celui-ci ne donne pas l’air d’opposer ce processus. Leur poids est tel qu’ils parviennent à bloquer la participation des délégués du MRND.
12 L’un des deux, Augustin Bizimana, alors préfet de Byumba, sera mon successeur comme ministre de la Défense quand je démissionne en juillet 93.
13 Concernant le Directeur de cabinet, l’organigramme du ministère et la définition des attributions étaient tels qu’il ne pouvait pas avoir de possibilité de prise de décision sur la marche des FAR. En plus, contrairement aux autres ministères, j’avais évité d’avoir un Directeur général qui aurait alors pu avoir une relation de décision directe avec les forces armées. Je voulais éviter le glissement vers la notion de chef d’état-major général. J’étais donc en relation directe avec les états-majors, les écoles militaires, et les directions du ministère sans intermédiaire. Pour le cas particulier de Bagosora, j’ai même réduit par une note de service les attributions théoriques de son poste lorsqu’il tenta de falsifier un projet d’arrêté présidentiel de sa mise en retraite. Les activités criminelles qui lui ont reprochées n’étaient pas menées par les voies administratives, mais dans des groupes occultes extra-Etat. En plus, avant ma démission en juillet 93, j’ai déposé au Gouvernement un dossier de sa mise en retraite. Cette mise en retraite fut décidée en août 1993. Cependant, pour des raisons qui ne sont pas claires, mon successeur l’a maintenu comme Directeur de cabinet, et a réhabilité son influence au sein des FAR.
69. Dans cette nouvelle conjoncture, les milieux régionalistes sont d’avis que la guerre ne peut être gagnée que si on recrute les jeunes des camps de déplacés, très motivés, car ils ont connu de près les atrocités perpétrées contre leurs voisins par le FPR. Lors des recrutements pour le remplacement des pertes et des désertions, mes services me signalent la rechute dans le régionalisme, les nouvelles recrues étant majoritairement originaires du nord. J’ordonne la dissolution de tout le nouveau contingent, plus de 3’000 personnes. J’enregistre des réactions hostiles des extrémistes du MRND, de la CDR, des Interahamwe, et du Président Habyarimana.
70. Le 7 mars 1993, le Gouvernement rwandais et le FPR concluent un nouvel accord de cessez-le-feu à Dar-es-Salaam. Les conservateurs ne sont pas contents des résultats et croient que le Gouvernement empêche les FAR de se préparer pour repousser le FPR. Ils sont particulièrement mécontents de la clause concédant le retrait des militaires français non couverts par l’accord de coopération, et la mise en examen des fonctionnaires que le FPR ne voulait pas.
71. Le point concernant le retrait des militaires Français est particulièrement mal reçu par certains groupes des FAR. Il vient comme une autre preuve que l’opposition veut tirer profit de l’instabilité du pays. A cette étape où le FPR semble être proche d’une victoire militaire, certains de ses alliés pensent que la victoire finale passe par l’instabilité, d’où la mise en cause de la présence militaire française.
72. Ce retrait est également mal reçu par des « intellectuels » du MDR, dont Anastase Gasana, actuel ministre des Affaires étrangères, qui écrivent au Président Mitterrand pour lui exprimer leur inquiétude en ces termes: « (...) nous, intellectuels rwandais qui oeuvrons au Rwanda et partageons la vie quotidienne avec la population, Vous demandons de maintenir les troupes françaises au Rwanda et sollicitons Votre intervention auprès de Vos Collègues le Président des Etats-Unis d’Amérique, le Premier Ministre Britannique et les autres chefs d’Etat et de Gouvernement de la Communauté Economique Européenne afin que Vous puissiez ensemble organiser une opération ‘GOD SA VE DEMOCRACY IN R WANDA’ ».
L’attaque du FPR de février 93 en violation de l’Accord de cessez-le-feu amorce la bipolarisation ethnique
73. L’attaque du FPR du 8 février 93 qui a fait 1.000.000 de déplacés de guerre (le 7ème de la population nationale), et 40.000 personnes tuées en préfectures Ruhengeri et Byumba compromet la poursuite des négociations. Le FPR qui venait de récupérer le gros de l’armement des FAR, de toutes les catégories, et d’élargir le territoire qu’il occupe ne veut pas retourner dans ses positions antérieures. Pour reprendre les négociations, il pose une condition inacceptable d’avoir une fraction d’au moins 80% dans l’Armée nationale. Il met donc le pays dans une situation difficile. L’attachement du Gouvernement à la poursuite de la recherche de la solution négociée l’oblige à remplacer l’équipement emporté par le FPR pour rétablir l’équilibre antérieur. Il doit non seulement assurer la protection aux déplacés de guerre, mais aussi rétablir les conditions amenant le Front à ne pas miser sur une victoire militaire, et à accepter que les négociations de paix reprennent et se concluent. Contrairement aux rapports de
certains analystes, l’acquisition de cet armement par des voies légales et transparentes, décidée par un gouvernement multipartite (5 partis dont 4 d’opposition) s’inscrivait dans un processus de recherche de la paix. Elle n’avait rien à voir avec l’armement des milices.
74. Dans le nouveau contexte, le pouvoir de négociation du Président Habyarimana est épuisé par la signature du protocole du 9 janvier 93 et par les attaques du FPR de février 93. Cette réduction est cependant en contraste avec son regain de l’influence politique à l’intérieur du pays. Des sections importantes des FDC frustrées par la campagne de guerre impitoyable du FPR commencent à s’ouvrir au dialogue avec les personnalités du MRND.
75. Dans la bipolarisation anti-FPR/pro-FPR qui ne va cesser de se renforcer et se transformer progressivement en bipolarisation ethnique, Habyarimana et son entourage se sentent renforcés et veulent recouvrer leur influence politique. Ils ne veulent pas que les négociations de paix soient poursuivies si le FPR ne cède pas le territoire qu’il occupe grâce à sa violation de l’Accord de cessez-le-feu. Ils s’efforcent plutôt de rejeter la responsabilité du marasme politique et social au gouvernement de transition démocratique. En mars 1993, après la signature d’un nouvel accord de cessez-le-feu par le Premier Ministre et le Président du FPR, ils veulent créer des prétextes pour la reprise de la guerre. C’est ainsi qu’en date du 17 mars 1993, dans l’allocution d’ouverture d’une réunion d’information avec le Premier Ministre D. Nsengiyaremye et les commandants de secteurs et d’autres hauts officiers des FAR, le Président Habyarimana annonce que l’Accord de Paix devra être soumis au référendum avant sa mise en vigueur.
76. La mise au référendum de l’Accord de Paix n’avait jamais été discutée par les deux parties en négociation, et devait mener inévitablement à la reprise de la guerre si c’était diffusé, car le FPR voulait aussi poursuivre la guerre. Sentant une forte obligation de passer outre les règles pour empêcher une nouvelle menace à la sécurité du pays, je donne immédiatement l’ordre à la Radio Rwanda d’extraire ce passage du discours qui était rediffusé avant la fin de notre réunion. Les hommes de l’entourage du Président font une énorme pression à la Direction de la Radio pour la diffusion intégrale du discours, mais je reste ferme sur l’ordre que j ’ai donné. Le Président me manifeste sa forte désapprobation de cette censure, en présence du Premier Ministre. Il sent qu’il n’a plus le contrôle sur les FAR si je reste à la tête du ministère de la Défense. Les Interahamwe mènent une campagne bien orchestrée contre moi au sein du Parti.
77. La gendarmerie poursuit la lutte contre les Interahamwe accusés d’implication dans les actes de violence. Elle exécute des recherches de ceux qui font l’objet de mandats d’amener établis par le ministère public (ex. Aloys Ngirabatware et S. Twahirwa, de la parenté et entourage de Habyarimana). L’opposition du Président Habyarimana et des « durs » du MRND contre cette action de la gendarmerie s’accroît.
78. Malgré l’action de la gendarmerie, les Interahamwe ne cessent de se renforcer. La reprise des hostilités par le FPR a poussé les populations de Byumba en direction de Kigali, notamment. Il y a ainsi des milliers de jeunes gens déplacés de guerre,
déscolarisés, sans autre occupation, aigris, et poussés dans la haine ethnique par la guerre, l’abandon et la misère qui se font recruter dans les Interahamwe pour survivre. Il s’y ajoute aussi des centaines de militaires qui ont déserté le front ou qui ont été renvoyés pour indiscipline
79. Il faut scruter la frustration et la colère des milliers des jeunes déplacés de guerre, abandonnés à eux mêmes dans la misère et l’angoisse des camps, pour comprendre la force que les Interahamwe vont avoir à Kigali. Dans leur long calvaire, ces jeunes ont cotoyé la mort dans les camps. Ils ont vu des centaines corps mutilés par les bombes des rebelles du FPR. Les victimes sont soit leurs amis ou les membres de leur parenté. N’ayant rien à perdre et cherchant où s’accrocher pour la survie élémentaire, ils deviennent un réservoir de recrutement d’Interahamwe et sont utilisés avec d’autres jeunes dans les affrontements contre ceux qu’ils considèrent comme alliés au responsable de leur misère, le FPR.
80. Vers le 16 avril 1993, le gouvernement de transition démocratique doit être reconduit. Il y a beaucoup de pression au sein du parti MRND pour ma démission car je suis accusé de persécution des Interahamwe et d’opposition à leur armement. Le 14 avril 1993, les modérés s’opposent à ma démission en boycottant la réunion du bureau politique qui devait prendre cette décision. Je reste au gouvernement et j ’apporte mon appui à la gendarmerie pour la poursuite de son action contre la violence des organisations des jeunesses des partis.
80. En avril-mai 93, le FPR poursuit les actes terroristes qu’il a amorcés en 1992. Le 19 avril 1993, au marché de Butare, il y a une explosion d’un colis piégé faisant 5 blessés graves. Le 18 mai 93, un leader populaire du MDR, E. Gapyisi, est assassiné. Cet assassinat désillusionne une partie importante de la jeunesse du MDR qui se méfie du FPR. Ceci accélère la répartition des Inkuba entre personnalités de tendances rivales au sein du MDR. Ce terrorisme aveugle crée la tension dans la population et attise la haine ethnique. Il laisse des veuves, des veufs et des orphelins inconsolables devant une perte absurde des leurs. Les victimes sont autant Hutu que Tutsi qui n’ont pas pris les armes contre le Front. Le terrorisme est accompagné d’une grande infiltration de combattants du Front qui se constituent en brigades clandestines.
81. Suite aux conséquences sociales, politiques et militaires de l’attaque du FPR en février 93, les groupes frustrés par le protocole d’accord signé le 9 janvier 93 et opposés à la poursuite des négociations se radicalisent. Les dirigeants du FPR pensent qu’ils peuvent gagner la guerre et s’oppose aux propositions de recours à une force internationale d’interposition. Sentant que la mise en vigueur de l’Accord de paix dont la signature était attendue pour juin 93 risque d’échouer à cause de la tension explosive créée, je profite d’un voyage que j’effectue en mi-mai aux Etats-Unis pour convaincre le Secrétaire général des Nations Unies de la nécessité d’envoyer les casques bleus pour accompagner la transition à base élargie. C’est ainsi que le Conseil de Sécurité consent à l’envoi de la MINUAR.
Avec la pression sur Habyarimana pour qu’il cède la Présidence du MRND, son entourage se lance d’avantage dans la protection des Interahamwe contre la Gendarmerie
82. En juin 93, la gendarmerie exécute un mandat d’amener lancé par le parquet contre S. Twahirwa, chef des Interahamwe de Gikondo, impliqué dans un assassinat. Le 10 juin 1993, en état de colère inhabituelle, Habyarimana m’attaque sur ce cas car Twahirwa est un membre de sa parenté. Il exige sa libération immédiate. Je lui réaffirme que je ne peux pas interférer avec les procédures judiciaires dans lesquelles je n’ai pas de compétence. Depuis lors, il n’y a plus rien à sauver dans nos relations qui s’étaient déjà détériorées d’une manière irréversible.
83. L’incident sur le cas de Twahirwa est un des facteurs déterminants pour ma prise de décision de démission. C’est une preuve irréfutable que les menaces qui pèsent sur moi sont sérieuses. Il marque l’apogée de la tension entre le Président, son entourage et moi. Ils sont décidés à mener une campagne de dénigrement contre moi pour inciter les militaires à m’éliminer ou de ne pas réagir au cas où je suis éliminé.
84. Il y a l’espoir que l’Accord de paix sera signé en juin ou juillet. Voulant rattraper la force du FPR et du MRND, les chefs pro-FPR des partis MDR, PSD et PL envoient massivement des jeunes de leurs organisations de jeunesses respectives pour une formation militaire dans les camps du FPR à Mulindi. Ceci accroît la tension entre eux et les extrémistes du MRND, des FAR et les Interahamwe.
85. En prévision de la coordination avec les jeunes de l’opposition formés militairement à Mulindi, le FPR insiste sur la présence d’un bataillon de ses hommes à Kigali, soi-disant pour la protection de ses dignitaires une fois que le Gouvernement à Base est mis en place. Ayant suivi de près ce qui s’est passé en Angola et connaissant très bien les stratégies du FPR, j’avais dénoncé son plan au Gouvernement et je m’étais opposé à la présence de telles troupes à Kigali, étant donné que les casques bleus devaient se charger de la protection de toutes les personnalités du GTBE.
86. Dans la perspective de la signature de l’Accord de paix, les officiers ultras veulent obtenir des promotions en grade avant la création d’une nouvelle armée nationale. La course dans laquelle les colonels de Gisenyi s’acharnent de façon particulière est surtout pour le grade de général-major. Mais les plus concernés reçoivent ont une mauvaise appréciation et mènent une campagne pernicieuse contre moi14, en s’efforçant d’inciter les militaires du nord à la mutinerie. Les ultras du MRND et CDR, les Interahamwe et les Impuzamugambi se joignent aussi à cette campagne.
87. Le 4-5 juillet 1993, J. Habyarimana est remplacé à la présidence du MRND par M. Ngirumpatse. Pour son entourage, ce remplacement est un coup des modérés, étant donné le rôle que nous avions joué pour amener Habyarimana à céder la présidence de
14 Voir Le Courrier du Peuple N° 8 du 25 juin - 9 juillet 93, p. 20.
ce parti. Sentant qu’ils perdent ainsi leur influence politique, ils investissent beaucoup dans le renforcement des Interahamwe.
88. Vers mi-juillet 1993, il se joue entre Habyarimana, le FPR et F. Twagiramungu, Président du MDR et des FDC, un jeu qui va être la base des difficultés de mise en place du gouvernement de transition à base élargie (GTBE) après la signature de l’Accord de paix. Le MDR qui doit présenter un candidat au poste de Premier Ministre désigne D. Nsengiyaremye. Mais Habyarimana obtient l’appui du FPR pour rejeter cette candidature et appuyer celle de F. Twagiramungu, autoproclamé. Même lorsque celui-ci est chassé par le Congrès de son parti, Habyarimana et le FPR continuent à appuyer sa candidature. Pour s’assurer que D. Nsengiyaremye est réellement évincé, il n’est pas reconduit à son poste de Premier, et il est succédé par Madame A. Uwilingiyimana. Menacé, il dut s’exiler en Europe.
Les signaux forts de la paix entrent en compétition avec ceux de l’instabilité
89. Le 20 juillet 93, je démissionne du Gouvernement. Mon successeur, Augustin Bizimana, renforce le rôle de Bagosora au Ministère de la Défense, malgré la décision que le Gouvernement prend en septembre de le mettre en retraite. En effet, en plus des fonctions de Directeur de cabinet, il fonctionne comme Directeur général. Les deux hommes restaurent l’influence de l’entourage de Habyarimana dans les FAR et celle des Interahamwe. Une influence semblable est déjà restaurée au sein du MRND par Nzirorera. La gendarmerie n’a donc plus d’appui politique pour continuer de lutter contre la violence des organisations de jeunesses.
90. Après le Congrès du MRND de juillet 93, la présidence du MRND ne gère plus rien. Le Secrétaire national du Parti, J. Nzirorera, neutralise M. Ngirumpatse et coupe le Secrétariat national des organes du Parti. Il renforce les réseaux parallèles et les Interahamwe. C’est donc seulement dans ce nouveau contexte que le Secrétariat du MRND joue un véritable rôle dans le commandement des Interahamwe car Nzirorera, véritable chef du Parti, fait lui même parti de l’entourage de Habyarimana.
91. L’Accord de paix est signé le 4 août 1993. Cette signature consacre l’anomalie de la désignation de F. Twagiramungu comme Premier Ministre du GTBE, contre la volonté de son parti qui avait désigné Jean Kambanda comme son candidat. Même après la signature de l’Accord, le MDR continue à réclamer son droit de désignation, mais en vain, car F. Twagiramungu est maintenu. Devant cet échec, la petite fraction du MDR-Twagiramungu est isolée, et une partie importante du reste s’approche progressivement du MRND et de Habyarimana.
92. Une partie du prix du soutien du FPR dans le complot de Habyarimana, du FPR et de Twagiramungu contre la candidature de D. Nsengiyaremye aurait été d’accepter la présence des troupes du Front à Kigali pour protéger ses dignitaires, comme nous l’avons vu supra. En août 93, le Gouvernement d’A. Uwilingiyimana, en accord avec le Président Habyarimana, signe avec le Front un accord sur la présence des troupes rebelles à Kigali. En acceptant la signature de cet accord, Habyarimana croyait
maintenir l’affaiblissement de l’opposition en gardant avec lui la branche du MDRTwagiramungu qui servait de pont entre lui et le Front.
93. En acceptant que le FPR installe un bataillon avancé dans le dispositif de défense de son ennemi à Kigali avant leur intégration dans une armée nationale par les casques bleus, le Gouvernement d’A. Uwilingiyimana et le Président Habyarimana commettaient une grosse erreur militaire qui allait contribuer à élever les tensions socio-politiques dans le pays. En effet, pour la reprise des combats qu’il envisageait dans son plan d’assaut au pouvoir, le FPR visait à créer un dispositif lui permettant de paralyser le déplacement des unités spéciales des FAR telles que les paras, la Garde présidentielle, la Police militaire, le Bataillon de reconnaissance, l’Artillerie qui devaient appuyer les troupes avancées au front. En bloquant le déplacement de ces unités, le Front voulait en même temps faciliter une progression rapide de ses propres troupes pour faire la jonction avec le bataillon avancé dans la Capitale et prendre le pouvoir.
94. La désorganisation du MDR rompt l’équilibre des forces et désorganise les contrôles qu’il y avait. Sous le Gouvernement de Nsengiyaremye, il y avait un équilibre entre partis politiques, et surtout entre les forces regroupées dans les trois constellations pro-MRND, FDC, et pro-FPR. Cet équilibre va disparaître rapidement au fur et à mesure que le paysage politique devient bipolaire.
95. Le problème n’est pas créé seulement au sein du MDR. Il existe aussi dans les administrations et dans l’armée où règne une angoisse du à la combinaison de l’insécurité politique et l’insécurité d’emploi. Les plans de partage ne se limitent pas au postes gouvernementaux. Ils doivent concerner tous les postes. Les projets de règlement de compte et de récompense des alliés sont également évoqués. Les plus inquiets sont ceux des militaires des FAR qui savent qu’ils doivent être démobilisés, mais qui ne connaissent ni les règles ni les possibilités de réintégration. Les jeunes qui dépendaient en partie de l’entretien par les chefs de bandes se sentent également en insécurité.
96. En septembre 1993, le gouvernement de transition ne pouvant pas encore se mettre en place, la tension politique se maintient. Le FPR perd les élections dans la Zone Démilitarisée et y multiplie les actes d’assassinats. Ces actes accroissent la tension sociale et politique dans le pays.
97. Le 25 septembre une nouvelle alliance dite « Power » se consolide et constitue une vaste mouvance présidentielle. Les organisations politiques de jeunesses qui s’affrontaient entrent également dans cette mouvance. Cependant il y a une partie des Inkuba dénommée « Amajyojyi » qui reste autour de F. Twagiramungu.
98. En octobre 1993, l’assassinat de M. Ndadaye, Président du Burundi, provoque la montée de la tension ethnique. Il y a un rapprochement des Inkuba et des Interahamwe, et les mécanismes de contrôle de la violence ne fonctionnent plus. C’est seulement dans la préfecture de la Ville de Kigali et dans les environs qu’il y a une infusion des militaires réservistes, généralement originaires du nord, qui sont progressivement
armés. Dans d’autres préfectures, mis à part la présence des réservistes de l’Armée au nord, il n’y avait pas d’Interahamwe militairement entraînés ou armés.
99. Vers fin octobre 1993, les Interahamwe déjà rapprochés d’autres organisations de jeunesse des partis MDR et PL par les événements du Burundi, jouent un rôle croissant. En effet, les modalités de mise en vigueur de l’Accord de Paix prévoyait la démilitarisation de la Ville de Kigali. Les FAR et le FPR devaient être désarmés dans le rayon de la zone démilitarisée de la Capitale. Les personnalités politiques de toutes les tendances devaient être protégées par les casques bleus de la MINUAR. Mais, et on ne peut le souligner assez, aucune mesure rassurante n’avait été prévue pour désarmer les brigades des combattants infiltrés du FPR.
Les signaux de l’acheminement vers un conflit civil commencent à apparaître en décembre 1993
100. C’est dès fin octobre 1993 qu’on peut parler d’une mobilisation ethnique au niveau des camps politiques bipolarisés. Les signaux d’un acheminement vers des affrontements ethniques sont déjà là et se multiplient.
101. Le ministère de la Défense organise la formation milicienne accélérée des Interahamwe. Cette tâche est confiée au major L. Nkundiye, commandant du secteur Mutara (ex-commandant de la Garde présidentielle), au Mutara, avec l’appui de la Garde présidentielle. Ceci a été connu du public lors des convois qui s’opéraient par des bus des transports publics. En novembre et décembre 1993 par exemple, Michel Havugiyaremye, commandant du groupement de la gendarmerie de Rwamagana, aurait signalé le transport des Interahamwe rentrant de la formation milicienne au Mutara. Trois contingents de 600 personnes chacun auraient été ainsi formés15.
102. C’est seulement à partir de décembre 1993 qu’une interprétation des signaux de préparation du génocide est possible. Alors que depuis l’attaque de février 93 l’antagonisme était entre les partis anti-FPR et les pro-FPR, la tension devient de plus en plus ethnique. Le retrait des troupes françaises et l’installation des combattants du FPR à Kigali font accélérer la bipolarisation ethnique et l’instabilité. En décembre, des hauts officiers des FAR écrivent une lettre au Commandant de la MINUAR pour l’informer des plans d’éliminations politiques élaborés par les extrémistes. Depuis janvier 1994, les Nations Unies et les puissances représentées à Kigali avaient déjà l’information le risque d’une grande tragédie humaine. L’assassinat de Habyarimana le 6 avril 1994 met le feu aux poudres.
103. Les brigades du FPR avaient été également mises en place et armées par l’équipe des officiers du Front qui faisaient parti du GOMN et qui avaient profité de l’immunité diplomatique qui les protégeait pour infiltrer des combattants. Les hommes de la mouvance Power et d’autres alliés de Habyarimana, redoutent l’extermination par les combattants du FPR. Ils n’ont pas confiance dans la protection des casques bleus qu’ils
15 Pour plus de détails, voir F.-X. Nsanzuwera, 1997. Rapport d’expertise rédigé à la demande du tribunal pénal international sur le Rwanda. La criminalité des Interahamwe entre 1992 et avril 1994. p. 3.
accusent d’avoir couvert la mise en place du bataillon du Front à Kigali. Le retrait des troupes françaises aggrave leur panique, et ils misent sur la protection par les milices Interahamwe dont ils accélèrent l’armement.
104. En décembre 1993, on enregistre l’arrivée du bataillon du FPR à Kigali et le départ des troupes françaises. La panique au sein de la mouvance Power s’accroît. La polarisation ethnique atteint le sommet. Les groupes affrontés s’arment et il se crée une situation explosive.
105. En fin 93, un document secret du FPR révèle ses plans de confiscation du pouvoir pendant la période de transition à base élargie. Avec la diffusion de ce plan, ses adversaires du bord opposé accélèrent leur préparation aux affrontements armés.
106. La MINUAR ne fait rien pour apporter un apaisement. D’un côté elle cantonne et surveille les FAR dans leurs camps à Kigali, mais de l’autre côté elle laisse le FPR continuer à s’entrainer et à préparer une grande offensive. Les FAR étaient désarmées, mais le FPR continuait à alimenter son bataillon placé à Kigali. La MINUAR laissait le bataillon avancé du FPR se renforcer en hommes et à les disséminer dans la Capitale jusqu’à y placer plus de 2000 infiltrés armés, près à neutraliser les FAR à la reprise des hostilités.
107. En fin mars 1994, les groupes armés opposés étaient près à s’affronter. L’assassinat des Présidents J. Habyarimana du Rwanda et C. Ntaryamira du Burundi le 6 avril 94 met le feu aux poudres. Dans le territoire sous-contrôle du Gouvernement les Interahamwe et leurs alliés perpètrent le génocide Tutsi. Dans la partie sous son contrôle, le FPR perpètre des massacres massifs des populations civiles Hutu. Ces massacres forcent d’autres en exil en Tanzanie et au Zaïre.
108. Le 7 avril 1994 à 14 h, le Bataillon météorisé du FPR sort du CND et effectue trois attaques successives contre la Garde Présidentielle à Kimihurura. Il y avait indiscutablement une complicité de la MINUAR qui avait la mission non seulement de contrôler les éléments de ce bataillon mais aussi contrôler les stocks de leurs armes. Le 8 avril 94 à 10 h, le même bataillon tente, sans succès, la conquête du Camp de la Gendarmerie à Kacyiru. Par contre les rebelles investissent et occupent la Compagnie territoriale de la gendarmerie à Remera.
109. Dans ces attaques des camps de Kacyiru et Kimihurura, le FPR est appuyé par les mitrailleuses du Bataillon belge de la MINUAR qui se trouvait dans le bâtiment de l’Ecole secondaire des Frères Salésiens à Kimihurura. Pour permettre le déploiement des troupes rebelles dans la Capitale, la MINUAR protège contre les FAR la base du FPR au CND pendant trois semaines. Pour déloger les FAR du sommet de la colline Rebero, la MINUAR offre un appui logistique au FPR, dont le transport par ses véhicules blindés, pour attaquer et occuper le site qui domine la Capitale. Les troupes de la MINUAR auraient également participé à la conquête du sommet de Rebero.
110. Pendant les premiers jours de reprise des hostilités en avril 94, le FPR demande aux forces de la MINUAR de quitter le pays. Il voulait éviter qu’il n’y ait des blocages contre sa confiscation du pouvoir par la force des armes.
111. Dans la partie contrôlée par le Gouvernement et ses forces armées, il y a une escalade des massacres ethniquement ciblés dans un match de folie sanguinaire. Il y a une mobilisation nettement génocidaire menée du haut des appareils de l’Etat contre les Tutsi. Les jeunesses politiques dont une partie a été transformée en milices sont mises au service de cette mobilisation. Dans la partie contrôlée par le FPR, il y a des massacres de contregénocide ciblant les Hutu.
112. Le 19 juillet 1994, le FPR met en place son gouvernement. Au lieu de ramener la paix, son armée et sa milice de jeunes dénommée Abakada poursuit les massacres massifs des Hutu. En fin 1996, les massacres génocidaires des Hutu sont perpétrés par les hommes de l’APR dans les camps de réfugiés dans l’ex-Zaïre lors de guerre de Kabila contre Mobutu.
Bilan mi-1997 de la violence politico-militaire au Rwanda et dans les camps de réfugiés au Zaïre
113. L’ampleur des tueries qui ont eu lieu depuis avril 1994 est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale. Il y a eu des efforts du nouveau régime et de ses alliés d’étouffer la vérité sur la profondeur de la tragédie rwandaise. C’est ainsi par exemple que le rapport « Gersony », accepté par le Haut Commissaire pour les Réfugiés qui l’avait commandé, a été mis sous embargo par le Secrétaire général des Nations Unies, M. Boutros Ghali, pour des raisons politiques. En travaillant sur un échantillon de trois communes des 143 que compte le pays, M. Gersony avait montré qu’entre juin et septembre 1994, le FPR y avait déjà tué 30.000 hutu. Par un exercise d’extrapolation sur d’autres communes de la même région, on peut s’imaginer le niveau des dégâts dûs au régime du FPR pour l’ensemble du pays.
114. Sur base des données de mes informateurs au Rwanda et dans les anciens camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, j ’estime le Rwanda a perdu au bas mot 40% de sa population de 1994. Le chiffre généralement avancé de 800.000 à 1.000.000 de victimes est de loin en deça de la réalité. En décembre 1994 déjà, le ministère de l’Intérieur rwandais donnait un chiffre plus proche de la réalité d’alors, d’environ 2.100.000 victimes.
115. Le rapport du ministère de l’Intérieur, Division du recensement, étayait ainsi son argumentation: « Si la guerre n ’avait pas eu lieu et à supposer que la population avait conservé son accroissement annuel moyen de 3.5%, on devait passer de 7.750.000 en 1994 à 8.021.250 de personnes à la fin de 1995. Cette diférence entre 4.720.000 présentes et les 8.021.250 prévues s’explique par le fait qu ’il y a 2.000.000 de réfugiés à l’extérieur du Rwanda et l’on estime entre 1.000.000 et 2.000.000 (selon le parti au pouvoir) de personnes tuées. Il ne faut pas non plus oublier qu ’il y a eu plus de 800.000 anciens réfugiés rapatriés directement après la guerre, ce qui rend encore
le nombre de tués plus élevé car au lieu d’être de 1.301.250 il devient de 8.021.250 - {(4.720.000 - 800.000) + 2.000.000} = 2.101.250 personnes tuées. »
116. Ces chiffres se rapprochent des estimations que Gasana et Nsengimana16 ont faites en 1995, de plus de 1.500.000 victimes du génocide Tutsi et des massacres ethniquement ciblés, et qu’ils avaient avaient complétées par ce commentaire: « (...) La population rwandaise avant avril était estimée à 7.600.000 habitants à l’intérieur du pays et à 400.000 réfugiés, soit un total de 8.000.000 de Rwandais. Il est aujourd’hui avancé les chifres suivants: 1.000.000 d’âmes victimes des massacres, 2.000.000 de réfugiés et 4.000.000 habitants à l’intérieur. L ’addition montre un déficit supplémentaire de 1.000.000 de personnes disparues auxquelles il faut ajouter le million connu de morts. Il ne faudrait pas prêter foi aux chifres avancés par le Gouvernement de Kigali selon lesquels la population intérieure serait de 6.000.000 habitants, car non seulement la plupart des rapports attestent que le pays est vide, mais plus grave, leur prêter foi reviendrait à nier tout simplement la réalité du génocide et des crimes contre l’Humanité ainsi que la question des réfugiés. »
117. Le recoupement de tous les témoignages que j ’ai reçus me permettent d’estimer le nombre de victimes du conflit, à l’intérieur du pays, à près de 2,5 millions. La répartition régionale est la suivante:
Tableau 1: Estimation du nombre de victimes du conflit rwandais
Préfectures Population de 1994 Nombre de personnes Pourcentage de tuées, toutes ethnies la population décimée
Byumba
845.000
470.000
56
Kigali
1.250.000
360.000
29
Kibungo
700.000
349.000
50
Butare
830.000
330.000
40
Autres
4.125.000
961.000
23
TOUTES
7.750.000
2.470.000
32
118. Il est estimé qu’entre avril 1994 et novembre 1996, environ 2.470.000 personnes ont été victimes du conflit rwandais. Ce chiffre inclut environ 600.000 victimes du génocide Tutsi perpétré par les Interahamwe, environ 1.870.000 victimes des massacres massifs de Hutu perpétrés par les combattants du FPR. Il n’inclut pas les 100.000 personnes qui ont succombé aux épidémies dans les camps de réfugiés au Zaïre en 1994, ni les 580.000 victimes du génocide Hutu perpétré par l’APR et la rébellion de Laurent Kabila dans l’ex-Zaïre, entre novembre 1996 et mai 1997.
119. Comme les chiffres du Tableau ci-dessus le montrent, les populations de Byumba et Kibungo ont été décimées. Les dégâts de mêmes proportions que ceux de ces deux
16Gasana J. et Nsengimana N., 1995, Bâtir une nouvelle espérence pour le Rwanda. Eléments de propositions pour un contrat social, Africa Diasporama, N° Spécial 5&6, p. 41.
préfectures ont eu lieu dans le Bugesera et dans les communes Bicumbi, Gikoro, Rubungo, et Kanombe en préfecture Kigali, dans les communes Mugina, Ntongwe, et Musambira en préfecture Gitarama, et dans les communes Ntyazo, Ndora, Mugusa, Kibayi, Nyaruhengeri et Mbazi en préfecture Butare. Le Tableau 2 décrit les motifs et les victimes des deux extrémismes par phase de tueries.
120. Ces chiffres sont validés par un calcul de vérification. En effet, on estimait en 1990 qu’avec sa technologie agricole et la structure de son système foncier, le Rwanda ne pouvait nourrir qu’une population de 5.680.000 habitants. Avec l’érosion des terres accélérée par la pression démographique, cette capacité diminuait chaque année, alors que le recours croissant à l’aide alimentaire externe ne parvenait pas à juguler les phénomènes malthusiens déjà enclenchés. En 1993, l’équivalent de 1,5 million d’habitants vivaient dans une insécurité alimentaire permanente.
121. Avec les événements sanglants de 1994, le potentiel de production qui était déjà réduit par le déplacement des populations de Byumba et de Ruhengeri à cause la guerre, s’est fortement tassé comme effet des massacres de la population active dans le génocide Tutsi et les massacres de Hutu, de l’insécurité structurelle qui empêche une pleine mise en valeur des terres, la désorganisation du système foncier, et le rapatriement d’un important cheptel bovin17 qui a aggravé les pressions sur les terres agricoles.
Tableau 2: Victimes du conflit par phase, région et objectif des tueries.
Phase de la crise
Régions
Objectif des massacres
Nombre de
victimes
Octobre 1990 - Février
Byumba et Ruhengeri
Le FPR et la NRA dégagent
20.000
1993
un territoire, « Tutsiland »,
pour la négociation du
pouvoir et l’installation des
réfugiés tutsi
Février 1993
Byumba et Ruhengeri
- Idem -
40.000
17 Au cours de l’histoire, les rapports interethniques au Rwanda ont été fortement marqués par deux démographies: la démographie des agriculteurs et la démographie bovine. La croissance démographique des agriculteurs hutu entraînait des pressions sur les ressources pastorales, d’où la nécessité pour l’aristocratie pastorale tutsi d’adapter les institutions politiques aux besoins croissants du bétail, chaque fois que le seuil était dépassé. Cette fois-ci on assiste pour la première fois à une prise en compte des besoins du bétail par une décimation brutale des populations d’agriculteurs hutu dans les zones agroécologiques à hautes potentialités pastorales au nord est et à l’est du pays. Le rapatriement d’une partie seulement du cheptel bovin dont les effectifs sont estimés par le ministère de la Réhabilitation et de l’Intégration sociale à 400.000 têtes en fin 1994, veut dire la récupération de l’équivalent d’un espace occupé par 2.000.000 d’habitants dépendant de la terre (dans les conditions du Rwanda, il faut en moyenne 1 ha de terre pour une vache, ou pour une famille paysanne de 5 personnes). On découvre donc une face occultée du conflit rwandais, à savoir la compétition entre la houe et la vache qui s’imbrique dans la compétition pour le pouvoir. C’est ainsi que les régions traditionnellement pastorales des parties des préfectures Byumba, Kibungo, Kigali, Gitarama et Butare ont été recolonisées par les pasteurs tutsi rapatriés après la décimation des paysans hutu par les combattants du FPR.
Avril-Juin 1994
Toutes pour le génocide
Tutsi; et Byumba,
Kibungo, Bugesera et
Kigali-Est pour le contre‑
génocide Hutu.
Lutte pour le pouvoir et
l’espace. Pour Byumba et
Kibungo, le FPR dégage
l’espace pour l’installation
des rapatriés tutsi.
1.180.000
Juin-août 1994
Centre et sud du Rwanda
Consolidation de
l’ethnocratie militaire tutsi et
du butin de guerre.
400.000
Juillet-août 1994
Camps de réfugiés au
Zaïre
Epidémies, maladies, faim
100.000
Août-décembre 199418
Toutes
Ecrémage accéléré des élites
et des mâles hutu,
vengeance, consolidation du
butin de guerre.
580.000
1995-août 1996
Toutes
- idem -
250.000
Novembre 1996 -
Février 1997
Camps de réfugiés au
Zaïre
Génocide Hutu19 perpétré
par le pouvoir du FPR et la
rébellion de Kabila
500.000
Mars - mai 1997
Massacres des réfugiés à
Tingitingi et à Kisangani20
- idem -
80.000
TOTAL
Rwanda
3.150.000
122. On peut donc dire qu’après 1994, la capacité du Rwanda de nourrir sa population a pour le moins diminué par rapport à ce qu’elle était en 1990, et qu’en 1997, sa population totale ne pourrait dépasser 5,5 millions d’habitants sans restauration du potentiel de production agricole antérieur. Sur cette base, le calcul ci-après permet de saisir l’étendue de la décimation de la population Rwandaise:
Population de 1994
7.750.000
Moins la population victime des violences politiques de mi-1994
-1.000.000
Plus les anciens réfugiés rapatriés21
+ 608.000
Population totale en fin 1994
7.358.000
Population totale en 1997 (taux de croissance de 3.5%), y inclus
les anciens réfugiés éventuellement rapatriés après 1994 (436.000
habitants), s’il n’y avait pas eu d’autres massacres après mi-1994
8.594.000
18 Dans un rapport de décembre 1994, le ministère de l’Intérieur (du nouveau régime), Division du Recensement, estimait le nombre total de victimes des massacres interethniques à 2.101.250.
19 Voir aussi le rapport d’un témoin publié par le journal français Libération le 10 février 1997, sous le titre « Zaïre: un témoin raconte les massacres ».
20 Des quelques 160.000 réfugiés survivants qui avaient atteint Tingitingi d’abord, Kisangani ensuite, environ 80.000 étaient encore en vie en début mai 1997 (voir aussi Time de la semaine du 12 mai 1997, « The Highway to Hell », p. 28-33).
21 Voir République Rwandaise, Ministère de la Réhabilitation et de l’Intégration Sociale. Problème du rapatriement et de la réinstallation des réfugiés Rwandais - proposition de solutions. Kigali, Décembre 1994. p. 11.
123. La différence entre la population théorique en 1997 (8.594.000 habitants) et le plafond de la capacité de charge humaine donnée par le potentiel de production agricole (5.500.000 habitants) donne l’estimation minimale de la population décimée dans ce génocide réciproque entre 1994 et 1997, soit environ 3 millions d’habitants.
124. Comment est-ce que le FPR a pu commettre des tueries massives sans que le monde extérieur ne dise un mot? Avant d’y répondre, rappelons d’abord pourquoi. Nous avons déjà vu que le FPR avait comme objectif l’instauration d’un pouvoir hégémonique tutsi. Or il ne pouvait l’exercer sans une base politique minimale. Il devait donc faire rentrer tous les réfugiés et les installer dans le pays. Mais où les installer, si on se rappelle qu’en début des années 90 l’Etat ne parvenait pas à installer les réfugiés écologiques rapatriés de la Tanzanie? Le problème d’espace comme obstacle au retour devait donc être surmonté.
125. C’est ainsi qu’une des stratégies de lutte du FPR/NRA fut de créer un territoire sans population près de la frontière rwando-ougandaise afin de pouvoir assurer l’installation d’une vaste population d’anciens réfugiés tutsi sans territoire. Il s’agit de la concrétisation du projet de création d’un tutsi homeland cher à Museveni et au FPR, qui a été amplement décrite dans la presse ougandaise en début 1993. La seule solution pour y arriver était de décimer les populations habitant les zones convoitées pour leur potentiel pastoral, à savoir une partie de Byumba, Kibungo, et une partie de Kigali, afin de pouvoir restructurer l’occupation de l’espace. Une nouvelle préfecture ethniquement homogène, Umutara, a été créée.
Liste des abréviations
AMASASU
CDR
CND FAR FDC FPR GOMN
GTBE JDR
JPL MDR
MINUAR MRND
NRA ODI PDC PL
PSD UNAR
Alliance des militaires agacés par les séculaires actes sournois des unaristes (une organisation clandestine dont l’existence a été annoncée dans un tract anonyme diffusé dans la Capitale Kigali en janvier 1993)
Coalition pour la Défense de la République (parti extrémiste Hutu créé en mars 1992)
Conseil National de Développement (Parlement sous la 2ème République) Forces armées rwandaises
Forces démocratiques de changement
Front patriotique rwandais
Groupe d’observateurs militaires neutres (Groupe d’officiers de l’Organisation de l’Unité Africaine placé au Rwanda pour superviser le respect de l’Accord de cessez-le-feu signé le 12 juillet 1992 entre le Gouvernement Rwandais et le FPR)
Gouvernement de transition à base élargie
Jeunesse démocrate républicaine (du parti MDR, appelé aussi Inkuba ou foudres)
Jeunesse du Parti libéral
Mouvement démocratique républicain (principal parti d’opposition au MRND)
Mission des Nations Unies d’assistance au Rwanda
Mouvement révolutionnaire national pour le développement (1975-1991, rendu parti-Etat par la Constitution du 20 décembre 1978);
Mouvement républicain pour la démocratie et le développement (fondé le 5 juillet 1991 et enregistré le 31 juillet 91).
National Resistance Army
Organisation de déstabilisation des Interahamwe
Parti démocrate chrétien
Parti libéral
Parti social démocrate
Union national rwandaise
Bussigny-près-Lausanne, june 1998.
30
DECLARATION FAITE LE 10 JUIN 1998 PAR JAMES K. GASANA, EX-MINISTRE RWANDAIS DE LA DEFENSE, DEVANT LA MISSION D’INFORMATION SUR LES OPERATIONS MILITAIRES MENEES PAR LA FRANCE, D’AUTRES PAYS ET L’ONU AU RWANDA ENTRE 1990 ET 1994.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Je vous remercie de m’avoir invité pour vous livrer mon témoignage devant la Mission d’information sur les opérations militaires menées au Rwanda par la France, d’autres pays et l’ONU entre 1990 et 1994.
J’ai la conviction que les résultats de vos travaux permettront de jeter la lumière non seulement sur les causes du silence et de l’indifférence de la communauté internationale qui ont été responsables de la tragédie rwandaise de 1994, mais aussi sur l’ampleur et les acteurs rwandais et internationaux responsables de cette tragédie.
Rappelons que la tragédie rwandaise a eu lieu alors que la région concernée hébergeait des troupes étrangères bien équipées, dont rien ne manquait pour neutraliser les criminels qui l’ont perpétré. Rappelons qu’en plus des 1500 casques bleus de la MINUAR, les Etats-Unis avaient un contingent de 300 marines placés à Bujumbura. L’Italie disposait d’un contingent de même grandeur en Ouganda. La France et la Belgique ont également dépêché des unités pour évacuer les ressortissants étrangers.
Il faut un recensement de la population, avec une supervision internationale, pour déterminer l’ampleur de la tragédie rwandaise de 1994 - 1997
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
C’est en avril-juin 1994 que près de 600.000 personnes d’ethnie tutsi furent massacrées atrocement dans un génocide qu’on ne condamnera jamais assez, perpétré par des organisations politiques des jeunesses extrémistes hutu. L’atrocité et le caractère systématique de cette extermination des tutsi ont été ainsi décrits par R. Degni-Ségui, rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme 22:
22 Nations Unies 1995. Rapport sur la situation des droits de l’homme au Rwanda présenté par M. René Degni-Ségui, Rapporteur spécial de la Commission des droits de l’homme. p. 4-5.
Les atrocités se révèlent davantage dans la manière de donner la mort aux Tutsis: ceux-ci sont le plus souvent exécutés à l’arme blanche; ils sont frappés à coups de machette, de hache, de gourdin, de barre de fer ... jusqu ’à ce que mort s ’en suive.
De plus, ces massacres sont systématiques, n ’épargnant personne, même pas les bébés. Et les victimes sont pourchassées jus que dans leur dernier retranchement: orphelinats, hôpitaux et églises.
Cependant l’ampleur des tueries qui ont eu lieu entre avril - juin 1994 et après est plus importante que ce qui a été rapporté à la communauté internationale. Il y a eu des efforts du nouveau régime et de ses alliés d’étouffer la vérité sur la profondeur de la tragédie rwandaise. C’est ainsi par exemple que le rapport « Gersony », accepté par le Haut Commissaire pour les Réfugiés qui l’avait commandé, a été mis sous embargo par le Secrétaire général des Nations Unies, M. Boutros Ghali, pour des raisons politiques. En travaillant sur un échantillon de trois communes des 143 que comptait le pays, M. Gersony avait montré qu’entre juin et septembre 1994, le FPR y avait déjà tué 30.000 hutu. Par un exercise d’extrapolation sur d’autres communes de la même région, on peut s’imaginer le niveau des dégâts dûs au régime du FPR pour l’ensemble du pays.
Sur base des données de mes informateurs au Rwanda et dans les anciens camps de réfugiés au Zaïre et en Tanzanie, j’estime depuis mars 199723 déjà que le Rwanda a perdu au bas mot 40% de sa population de 1994. Le chiffre généralement avancé de 800.000 à 1.000.000 de victimes est de loin en deça de la réalité. En décembre 1994 déjà, le ministère de l’Intérieur rwandais du nouveau régime donnait un chiffre plus proche de la réalité d’alors, d’environ 2.100.000 victimes.
En mi-1997, le recoupement de tous les témoignages que j ’ai reçus me permettait d’estimer le nombre de victimes du conflit, à l’intérieur du pays et dans l’ex-Zaire, à près de 3.150.000. La répartition régionale des victimes de l’intérieur du pays montre que la moitié de la population des préfectures Byumba et Kibungo a été décimée24(voir Tableau ci-dessous).
23 Gasana J.K., 1997. La Region de los Grandes Lagos. Africa tierra de conflictos? Conferencia Ateneo Navarro, 12 marzo 1997. p. 17.
24 Les dégâts de mêmes proportions que ceux de ces deux préfectures ont eu lieu dans le Bugesera et dans les communes Bicumbi, Gikoro, Rubungo, et Kanombe en préfecture Kigali, dans les communes Mugina, Ntongwe, et Musambira en préfecture Gitarama, et dans les communes Ntyazo, Ndora, Mugusa, Kibayi, Nyaruhengeri et Mbazi en préfecture Butare. Le Tableau 2 décrit les motifs et les victimes des deux extrémismes par phase de tueries. Nos chiffres sont validés par un calcul de vérification. En effet, on estimait en 1990 qu’avec sa technologie agricole et la structure de son système foncier, le Rwanda ne pouvait nourrir qu’une population de 5.680.000 habitants. Avec l’érosion des terres accélérée par la
Tableau :Estimation du nombre de victimes du conflit rwandais, non inclus celles descamps de réfugiées au Zaïre
Préfectures
Population de
Nombre de
Pourcentage
1994
personnes tuées,
toutes ethnies
de la
population
décimée
Byumba
845.000
470.000
56
Kigali
1.250.000
360.000
29
Kibungo
700.000
349.000
50
Butare
830.000
330.000
40
Autres
4.125.000
961.000
23
TOUTES
7.750.000
2.470.000
32
Je renouvelle l’appel que j ’ai déjà lancé plusieurs fois, pour un recensement de la population rwandaise, sous une supervision internationale, afin de déterminer la vraie ampleur de la tragédie rwandaise.
Sur ce, il se pose encore pour moi plusieurs questions importantes pour comprendre comment le Rwanda a sombré dans les abîmes dès le lendemain du 6 avril 1994: Qu’étaient venues faire dans la région les unités militaires américaines et italiennes? Qui a allumé le génocide en perpétrant l’attentat contre Habyarimana et son homologue Burundais, Cyprien Ntaryamira? Pourquoi la MINUAR a été retirée au moment où, plus que jamais, la population avait besoin de sa protection? Pourquoi le FPR a-t-il sommé les forces étrangères présentes dans le pays de ne pas intervenir sous peine d’être traitées comme ennemies?
Comme contribution à la compréhension de l’évolution tragique du Rwanda entre 1990 et 1994, je relate certains faits dans le document « La violence politique au Rwanda 1991-1993 » que j ’ai préparé pour la Mission.
pression démographique, cette capacité diminuait chaque année, alors que le recours croissant à l’aide alimentaire externe ne parvenait pas à juguler les phénomènes malthusiens déjà enclenchés. En 1993, l’équivalent(. . ./...) (.../...) de 1,5 million d’habitants vivaient dans une insécurité alimentaire permanente. Avec les événements sanglants de 1994, le potentiel de production qui était déjà réduit par le déplacement des populations de Byumba et de Ruhengeri à cause la guerre, s’est fortement tassé comme effet des massacres de la population active dans le génocide Tutsi et les massacres de Hutu, de l’insécurité structurelle qui empêche une pleine mise en valeur des terres, la désorganisation du système foncier, et le rapatriement d’un important cheptel bovin qui a aggravé les pressions sur les terres agricoles. On peut donc dire qu’après 1994, la capacité du Rwanda de nourrir sa population a pour le moins diminué par rapport à ce qu’elle était en 1990, et qu’en 1997, sa population totale ne pourrait dépasser 5,5 millions d’habitants sans restauration du potentiel de production agricole antérieur.
Les attributions du Ministre de la Défense au Gouvernement de transition démocratique mis en place le 16 avril 1992
Monsieur le Président,
Avant de poursuivre mon intervention, permettez-moi de vous décrire en quoi consistaient les attributions du ministre de la Défense au Gouvernement de transition démocratique du Rwanda, mis en place le 16 avril 1992.
J’étais ministre de la Défense dans le Gouvernement de transition démocratique, du 16 avril 1992 jusqu’à ma démission le 20 juillet 1993. Ce gouvernement devait mettre en oeuvre un programme de transition précis convenu entre 5 partis qui le composaient, à savoir MRND, MDR, PSD, PL, PDC. Il fonctionnait selon les règles convenues formellement entre ces partis et le Président de la République. Une de ces règles est que les décisions du Gouvernement sont prises par le Conseil des Ministres et au consensus. Les décisions sur la Défense et la sécurité ne faisaient pas d’exception quant à ce mode de fonctionnement. Les questions afférentes à la sécurité extérieure du pays étaient débattues en pleine transparence.
En matière de sécurité, les attributions du ministre de la Défense se limitaient à la sécurité contre les menaces externes. Il suivait la politique gouvernementale dans ce domaine. La confusion qu’il y a souvent tendant à faire croire que les compétences du ministre de la Défense étaient plus vastes provient des rôles multiples de la gendarmerie. La Loi prévoit la possibilité pour le ministre de l’Intérieur, le ministre de la Justice, les préfets de préfecture, et les officiers du ministère public de recourir à l’utilisation de la Gendarmerie nationale. Cela dit, c’est le ministre de l’Intérieur qui a la sécurité intérieure et la tranquillité publique dans ses attributions25.
La Loi établit la possibilité qu’a le préfet de se servir de la gendarmerie et de l’armée en cas de besoin: « Le préfet peut, sans préjudice à l’article 46 du présent
25 Ces attributions sont bien concrétisées dans le Décret-Loi N° 10/75 du 11 mars 1975 portant « organisation et fonctionnement de la préfecture » modifié par le Décret-Loi N° 18/75 du 14 août 1978. L’article 1 stipule que la préfecture est une division territoriale de la République dotée de la personnalité civile, et représentée par le préfet dans tous les actes. Selon l’article 3, le préfet est le dépositaire de l’autorité de l’Etat et le Délégué du Gouvernement. Il exerce ses fonctions sous l’autorité hiérarchique du ministre ayant l’Intérieur dans ses attributions. Quant aux attributions et compétences du préfet, l’article 8 alinéa 2 dit qu’il assure la tranquillité, l’ordre public, et la sécurité des personnes et des biens. Et quant aux moyens? L’article 9 stipule que « pour accomplir sa mission, le préfet dispose des services de l’Etat dans la préfecture ». La Loi va plus loin, et stipule que « le préfet peut, dans le respect des lois et règlements en vigueur, édicter des règlements d’administration et de police et les sanctionner de peines (...)».
Décret-Loi, requérir l’intervention des forces armées pour le rétablissement de l’ordre public, et ce, conformément à la procédure prévue par les lois en vigueur et, notamment par le Décret-Loi portant création de la gendarmerie spécialement en ses articles 24, 29, 31, 32, 34, 35, et 36. »26
Une autre précision à donner concerne les services de renseignement. Avant la mise en place du Gouvernement de transition démocratique, il y avait un seul service central de renseignement répondant directement au Président de la République. Lors des négociations de la mise en place du Gouvernement de transition multipartite, l’opposition a exigé que ce service soit retiré de la Présidence et réparti entre des départements confiés à divers partis politiques. La nouvelle répartition était:
Renseignement intérieur: Rattachement au Premier ministre (MDR; Directeur: PSD)
Emigration et
Immigration: Ministère de l’Intérieur (MRND)
Sécurité extérieure: Ministère de la Défense (MRND; Directeur: un officier gendarme désigné par le Gouvernement)27.
Les enjeux de la guerre d’octobre 1990
Monsieur le Président,
Permettez-moi de décrire en quelques mots les enjeux de la guerre dite d’octobre 1990.
26 En renforcement de l’autorité responsable du maintien de l’ordre et la tranquillité publique, l’article 33 stipule que « l’autorité requise de la gendarmerie nationale ne peut discuter l’opportunité de la réquisition pour autant qu’elle n’aille pas à l’encontre d’une loi ou d’un règlement. Si la réquisition quoi que légale lui paraît manifestement abusive, elle exécute, mais informe immédiatement son supérieur hiérarchique de cette divergence de point de vue. »
27 Seuls les services de renseignement intérieur et d’émigration et immigration avaient des démembrements territoriaux. La Direction de la sécurité extérieure (DIRSE) n’avait aucun démembrement à l'intérieur du pays. Elle dépendait du service de renseignement intérieur27 pour des informations ayant une relation ou une incidence sur la sécurité extérieure. A l’époque le Directeur du service de renseignement intérieur était Dr. Augustin Iyamuremye, l’actuel ministre de l’Agriculture dans le Gouvernement du FPR. C’est lui qui centralisait tout le renseignement de l’intérieur du pays.
Le 1er octobre 1990, l’Armée ougandaise et les rebelles du Front Patriotique Rwandais ont perpétraient une agression armée contre le Rwanda dans l’objectif de renverser ses institutions légales et donner le pouvoir à l’armée des réfugiés Rwandais tutsi.
Il s’agissait d’une agression d’Etat par une section de l’Armée d’un Etat voisin. Le Président Museveni disait lui-même que les agresseurs du Rwanda étaient ses boys qui ont déserté et qui devront être punis. Sur le plan du droit international, il s’agissait d’un conflit véritablement international, car selon la résolution de l’Assemblée Générale des Nations Unies du 14 décembre 1974, l’agression est définie comme:
Emploi de la force armée par un Etat con tre la souveraineté, l’intégrité territoriale ou l’indépendance politique d’un autre Etat, ou de toute autre manière, incompatible avec la Charte des Nations Unies.
Avec son agression contre le Rwanda, l’Ouganda mobilisait une large section de son armée qui comptait dans ses rangs des réfugiés rwandais tutsi, contre un pays voisin avec lequel il n’avait pas de litige. Il ne s’agissait donc nullement d’une guerre civile, même si les agresseurs voulaient provoquer des affrontements ethniques pour mieux prendre le pouvoir.
Les règles du droit international n’empêchaient donc pas que le Rwanda demande une assistance militaire aux pays amis, que ce soit la présence des troupes, que ce soit la vente des armes. Pendant la première semaine de la guerre, la France et la Belgique ont envoyé des troupes pour une opération humanitaire de protection et d’assistance à leurs ressortissants et aux autres étrangers qui quittaient le pays en panique. Il y a eu des accusations outrancières de certains milieux contre cette opération. Mais il n’y a pas eu autant de voix pour condamner une agression contre un pays qui vivait en paix avec ses voisins.
Pour illustrer l’injustice de cette agression, je rappellerai certaines réalités de l’évolution socio-politique du Rwanda. L’Etat s’efforçait d’améliorer les conditions économiques et sociales du pays. La plus grande partie de ses ressources étaient consacrées à l’amélioration de l’infrastructure sociale et éducative, par la construction d’écoles, de centre de santé et d’hôpitaux. L’investissement militaire par habitant était un des plus bas d’Afrique. Toutes les composantes ethniques vivaient dans une harmonie qu’on avait jamais connue pendant plus de deux siècles. En effet, les démons ethniques s’étaient profondément endormis depuis les années 70. Il y avait des progrès dans la liberté d’expression, et une diversification rapide de la presse indépendante, reflet des améliorations irrésistibles de la liberté d’opinion et de presse.
Je rappelle aussi qu’avant même le discours du Président Mitterrand de La Baule, il y avait une énorme pression interne pour les changements démocratiques au Rwanda. Ces changements devenus irrésistibles devaient permettre la mise en place d’un véritable Etat de droit. Ils devaient également permettre de résoudre de façon digne le problème des réfugiés que les gouvernements qui se sont succédés après l’indépendance n’avaient pas réussi à résoudre.
Il faut donc déplorer que l’Ouganda et le FPR ont envahi le Rwanda dans une conjoncture qui était nettement favorable aux forces de changement démocratique intérieures.
Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs,
Ce qui s’est passé au Rwanda n’est pas l’effet d’une séculaire haine entre les Hutu et les Tutsi. C’est plutôt l’effet d’une guerre insensée imposée par l’Ouganda et le FPR sans laquelle le génocide tutsi n’aurait pas été possible. Une certaine presse internationale a souvent déformé la réalité en cherchant à valider les thèses sur les prétendus héritages de l’administration coloniale belge ou de l’Eglise catholique.
Les objectifs de la guerre d’octobre 1990 n’ont aucune ambiguïté, car il n’y a pas ambiguïté de ceux qui l’ont perpétrée, à savoir la fraction rwandaise tutsi de l’Armée ougandaise qui voulait prendre le pouvoir au Rwanda. Il faut plutôt se poser la question de l’origine des moyens que l’Ouganda et le FPR ont utilisés pour mener le Rwanda au pire désastre de son histoire.
Les événements récents des changements au Congo visant à allonger la liste des nouveaux dinosaures ont confirmé que la tragédie rwandaise est l’effet des choix faits par les superpuissances anglo-saxonnes et l’Ouganda d’accorder un appui injustifiable à la rébellion du FPR qui voulait instaurer un pouvoir ethnofascite. C’est cet appui qui a été le facteur le plus puissant de bipolarisation ethnique.
Il s’est développé une puissante ingérence externe qui a fait sombrer le pays dans un marasme socio-politique sans précédent dans son histoire. Comme nous le relate B. Crawford28, les Etats-Unis et l’Ouganda ont fourni un effort énorme pour changer le cours de l’histoire au Rwanda:
Depuis la prise du pouvoir par la NRA en Ouganda en 1986, le Front Patriotique Rwandais a commencé à opérer ouvertement. La présence de Rwandais dans cette armée était ressentie par les ougandais qui les considéraient comme des étrangers indûment privilégiés. En plus,
28 Crawford, B., 1995, « Rwanda: myth and reality ». Africa Direct. Discussion paper N°1: Lessons from Rwanda.
il y avait des critiques sur la taille de l’armée, dans le pays et en Occident, surtout après la réduction de l’insécurité causée par les mouvements des dissidents au nord. Dans le processus de démobilisation financé par l’occident, il y eut création des bataillons du FPR.
Les militaires rwandais avec leurs collègues ougandais étaient formés par les britanniques dans la base militaire ougandaise de Jinja. Les Américains lancèrent la formation des leaders du FPR, qui occupaient à la fois les postes de hautes responsabilités dans l’armée ougandaise. Kagame fut formé à L ’Ecole militaire de l’Armée américaine, à Leavenworth, Kansas.
Depuis 1989, les Etats-Unis ont soutenu les attaques perpétrées conjointement par le FPR et l’Ouganda con tre le Rwanda. Des télégrammes reçus par le Département d’Etat ont fait état des observations faites par des experts militaires sur l’appui de l’Ouganda au FPR. Il y avait au moins 61 rapports dans le dossier respectif au Département d’Etat en 1991. Entre 1989 et 1992, les Etats-Unis ont accordé un montant de 183 millions de dollars d’aide financière, soit le double de l’aide accordée au Rwanda. Parallèlement au renforcement des relations américano-ougandaises et anglo-ougandaises, il y a eu escalade d’hostilités entre l’Ouganda et le Rwanda. Entre 1990 et 1993, l’Ouganda a fermé ses frontières au passage des marchandises destinées au Rwanda en provenance du Kenya. (...)
En août 1990, le FPR préparait déjà l’invasion avec la pleine connaissance et le feu vert des services secrets britanniques.
Dans un contexte de guerre, cette aide financière apportée par les Etats-Unis ne pouvait servir qu’à financer l’effort de guerre de l’Ouganda en appui du FPR. Nous en avons la confirmation dans une autre analyse faite par Harald Marwitz29 qui montre que l’aide financière que les Etats-Unis ont mis à la disposition de l’Ouganda sur la courte période en question est égale à toute l’aide qui lui avait été donnée sur 27 années précédentes. Il nous apprend par ailleurs qu’en 1989, lorsqu’il était clair que l’Ouganda et le FPR menaient des attaques contre le Rwanda, un mémorandum interne à USAID déconseillait l’augmentation de l’aide militaire et de l’assistance économique à un pays qui finançait le renversement du pouvoir légal rwandais par les réfugiés.
Un autre instrument pour le financement de cette guerre a été l’octroi des crédits par le FMI et la Banque Mondiale à l’Ouganda dans le cadre du programme d’ajustement structurel. Les fonds des institutions de Bretton Woods lui ont donné la capacité d’importation de matériel de guerre pour le FPR. Comme l’une des conditions pour bénéficier de ces fonds était de réduire la taille de son armée,
29 Voir Harald Marwitz, « Another side of Rwanda ’s bloodbath », article paru dans le Washington Times du 11er août 1994.
Museveni en profita pour évacuer de la NRA le trop-plein de militaires Rwandais tutsi démobilisés qui lui créaient déjà des problèmes politiques. Ce sont ces crédits et les aides financières américaines qui lui ont permis de financer l’effort de guerre pendant quatre ans. On peut croire que certaines grandes puissances alliées au FPR trouvaient par ce biais une voie non compromettante, surtout vis-à-vis des Français, de l’aider efficacement à prendre le pouvoir. En effet, un corollaire de l’ajustement structurel favorable à l’Ouganda et défavorable au Rwanda était que pour se conformer aux exigences des institutions de Bretton Woods, le premier devait réduire la taille de son armée, alors que le second ne pouvait pas augmenter comme il l’aurait voulu la taille de la sienne.
Le FPR se renforçait donc sans grands frais. Le trop-plein des éléments rwandais de la NRA passait au FPR. Même si le Rwanda a obtenu les crédits des mêmes institutions de Bretton Woods, les amis de l’Ouganda et du FPR savaient très bien que les montants étaient de loin inférieurs à ce que l’Ouganda devait recevoir, et que si un combat d’enveloppes financières reçues était engagé, c’est l’Ouganda qui devait le gagner.
On voit donc qu’une analyse objective des facteurs qui ont mené au génocide Tutsi et aux massacres massifs des Hutu de 1994 ne peut pas passer sous silence le rôle particulièrement néfaste de l’aide à la rébellion du FPR apportée par l’Ouganda, les superpuissances anglo-saxonnes, et les institutions de Bretton Woods. Les administrations de ces pays et ces institutions financières n’ont pas réalisé quelles pouvaient être les conséquences de l’effort d’imposer par les armes la domination de la minorité tutsi dans un pays où il y avait des pressions fortes pour l’ouverture démocratique. Sans leur appui le FPR n’aurait pas pu financer la déstabilisation d’un pouvoir légal, reconnu comme tel par la communauté internationale, quelle que soit l’opinion qu’on est en droit d’avoir sur la gouvernance du pays.
L’analyse américaine de la crise rwandaise la plaçait dans la géopolitique de l’Afrique orientale et centrale. Le point focal de l’attention était la menace de l’intégrisme islamiste dont la tête de pont était le sud Soudan. Pour eux l’Ouganda constituait la prochaine cible de cet intégrisme si le sud Soudan devait tomber.
Plus la crise durait, plus elle est devenait complexe. A l’aspect de guerre internationale s’est ajouté l’aspect de dissension interne contre le régime de Habyarimana. Cette dissension cristallisait l’antagonisme régional, entre le nord et le sud de la Rivière Nyabarongo.
La coopération militaire entre le Rwanda, la France et d’autres pays
Formation de la gendarmerie Monsieur le Président,
La coopération franco-rwandaise pour la formation de la gendarmerie a permis au Rwanda d’avoir un bon instrument de gestion de la période de transition démocratique. La gendarmerie nationale a été créée en 1975. Depuis lors elle a bénéficié de l’assistance française pour la formation des cadres.
Ces formations s’adressaient aux jeunes officiers à l’issue de leur formation militaire. Ils apprenaient les techniques de maintien et de rétablissement de l’ordre, la police judiciaire, la recherche du renseignement judiciaire, la police technique, le droit pénal, etc.
La France envoyait aussi des instructeurs à l’Ecole de la gendarmerie nationale de Ruhengeri pour la formation des sous-officiers comme officiers et agents de la police judiciaire. La formation couvrait les domaines de la police judiciaire, droit pénal, maintien et rétablissement de l’ordre public, recherche du renseignement, police de la route, etc.
En 1992, nous avons demandé à la Coopération française de nous aider à rendre la gendarmerie encore plus performante en matière de maintien de l’ordre public, de lutte contre le terrorisme et de protection du processus de démocratisation.
En mai 1992, les actes de terrorisme qui ont commencé en février 1992 par des attentats aux mines et explosifs s’intensifient. Le 1er mai 1992, une mine explose près de Ruhango, tuant 17 personnes à bord d’une camionnette et blessant 18 autres. Le 2 mai, un engin explosif démolit un minibus de transport commun à Kimisagara faisant 4 morts et plusieurs blessés. Le 6 mai, une bombe explose dans un hôtel à Butare, faisant 30 blessés.
Des experts français nous ont aidé à former les agents du Centre de Recherche Criminelle et de Documentation dans les techniques d’enquêtes.
Dans la même année, avec l’effervescence des manifestations et des émeutes organisées par les partis politiques, et les affrontements entre les organisations politiques de jeunesses, nous avons demandé à la Coopération française de nous aider à former un Bataillon mobile spécialisé en maintien et rétablissement de l’ordre public.
La Coopération française a permis à la Gendarmerie d’améliorer ses performances pendant la période de grande tension politique et de guerre de 1991 et 93. La Gendarmerie s’est bien comportée au cours des manifestations et des émeutes. Grâce aux techniques apprise dans les programmes de formation appuyés par la Coopération française, la Gendarmerie en tant que corps n’a pas été reproché d’excès dans les services d’ordre. Elle a respecté les règles du droit dans ses
opérations de maintien de l’ordre public, et elle a respecté les procédures formelles dans l’exécution des mandats délivrés par le ministère public.
Je tiens à souligner que l’apport de la France à la Gendarmerie a donc beaucoup aidé le Rwanda dans le processus de démocratisation. Grâce à la coopération en formation, le Rwanda a pu disposer d’un corps professionnel de qualité qui a constitué un pilier important dans la gestion de la transition démocratique. C’est ainsi que lors des émeutes de 1992 et 1993, il n’y a pas eu de répressions arbitraires ou violentes. La France a également fourni des moyens appropriés pour gérer ces situations, ce qui a permis d’éviter des réactions maladroites dans des situations de grande tension.
La Coopération en rapport avec l’Armée Rwandaise
En rapport avec l’Armée Rwandaise, les programmes de coopération militaire existaient avec la France en premier lieu; mais ils n’étaient pas négligeables avec la Belgique et l’Allemagne30, et dans une faible mesure, avec les Etats-Unis.
La Belgique est restée au côté des FAR pendant la guerre. En réalité, les troupes des unités d’élite n’étaient pas formées par les Français, mais plutôt par les Belges au Centre commando de Bigogwe jusqu’à la crise d’avril 1994. Nos officiers suivaient des formations avancées grâce à la coopération militaire belge. L’Hôpital militaire de Kanombe, un des meilleurs que comptait le Rwanda, bénéficiait d’un appui technique et financier belge. Dans la défense du pays contre le FPR, l’aide belge à cet hôpital a sans doute été aussi déterminante que l’aide française à l’artillerie. C’est en reconnaissance du rôle clé joué par la Belgique dans la défense du Rwanda, que le Président Habyarimana a voulu qu’elle fournisse un contingent important de Casques bleus au sein de la MINUAR.
Le Gouvernement a veillé à ce que la coopération avec la France ne soit pas un des sujets de discorde entre les partis qui le composaient. L’opposition n’était pas unanimement favorable à une victoire militaire des FAR. Ceci nous exigeait donc de trouver des domaines de coopération qui ne soient pas sujets à des controverses au sein du Gouvernement. Nous avons mis l’accent sur la formation de la gendarmerie, la recherche anti-terroriste, le perfectionnement des unités spécialisées de l’Armée rwandaise telle que les bataillons d’artillerie et de paras, pour renforcer nos propres capacités de défense. Mais la France s’est efforcée d’éviter que sa présence ne perturbe le processus de paix, et a mis Habyarimana dans l’obligation de négocier avec le FPR.
30 Nous avions un important programme de coopération avec l’Allemagne dans le génie mécanique et la formation des chauffeurs.
En matière de coopération militaire, la France a placé un officier à l’état-major de l’Armée rwandaise comme conseiller du chef d’état-major. Il n’y a jamais eu de conseillers militaires ni auprès du ministère de la Défense, ni auprès du Président de la République, ni auprès du Premier Ministre.
Dans le cadre des accords de coopération, la France a placé au Rwanda un détachement de coopérants militaires pour l’assistance à l’instruction (DAMI), qui n’était pas une unité combattante. Ce détachement comprenait des instructeurs pour dispenser les formations des personnels des unités d’artillerie de campagne, de l’escadrille d’aviation (5 pilotes formés dont 4 brevetés), et au bataillon de reconnaissance.
Bien que les instructeurs pouvaient suivre leurs élèves aux positions des armes d’appui pour évaluer la formation dispensée et même donner des conseils, il n’y a jamais eu d’ordre d’opérations pour l’articulation des FAR avec les éléments du DAMI. Les positions de ces armes se trouvaient à des distances du front rarement inférieures à 8 km à vol d’oiseau.
Depuis l’entrée de l’opposition au Gouvernement, certains analystes de l’administration française sentaient qu’il ne sera pas facile de maintenir la relation antérieure et qu’une solution militaire du conflit n’avait pas de chance. La France se voyait de plus en plus enlisée dans un guêpier, le conflit armé ayant divisé la classe politique rwandaise. Elle déploya des efforts vains auprès de la Grande Bretagne pour obtenir son concours auprès de Museveni. En effet, pour celle-ci comme pour les Etats-Unis, le rôle de l’Ouganda comme cordon de contention contre la poussée islamiste au Soudan était plus stratégique que la paix au Rwanda.
Le programme militaire français a donc appuyé la voie négociée tout en sauvegardant une force politique et militaire plus importante pour le côté gouvernemental. Mais la France sentait que celui-ci ne verra pas le bien fondé de négocier si le FPR n’occupait pas un morceau de territoire du pays. Ce raisonnement s’était déjà dévoilé en mai 1992 lorsque le FPR devait prendre une partie de la commune Muvumba parce que les commandes que nous avions faites en France n’étaient pas honorées à temps. Nous avions passé une commande de munitions pour l’artillerie afin de mieux défendre le Mutara contre le FPR qui dominait les hauteurs ougandaises environnantes. La France usa de manoeuvres dilatoires pour laisser les rebelles avancer sur notre territoire, dans le but de contraindre le Rwanda à négocier. A ce moment, elle se préparait à accueillir les délégations du Gouvernement et du FPR à Paris pour l’amorce du processus de négociations de paix.
En juin 1992, la France ne nous donne même pas l’autorisation d’utiliser un équipement qu’elle venait de nous donner, des obusiers 105 mm, au moment où
nous pouvions encore récupérer les hauteurs des communes Kivuye et Kiyombe. La perte de ces hauteurs, sera un des puissants facteurs qui détermineront la suite de la guerre. Il nous sera impossible d’y déloger le FPR. L’autorisation ne nous sera donnée que lorsque nous décidons d’acheter les Howitzers 125 mm égyptiens et lorsque les instructeurs du fournisseur arrivent à Kigali.
A cette occasion, nous découvrons que la France avait déterminé une ligne de front passant dans la ville de Byumba, qui fixait la position définitive d’équilibre artificiel de force entre les FAR et le FPR pour qu’il y ait plus de sérieux dans les négociations. Nous négocions le déplacement de cette ligne pour que nous puissions garder le Camp militaire de Byumba, situé à un point élevé.
La France bloque encore nos commandes pour le service des armes lourdes jusqu’à la conquête par le FPR du territoire qu’elle avait prévu de lui laisser occuper. Même si certaines personnalités de la classe politique française étaient réellement à notre côté, la France commettait ici une grave erreur stratégique qui sera un des facteurs d’affaiblissement des FAR et de leur défaite ultérieure. L’occupation gratuite des points élevés en préfecture Byumba par le FPR expose le camp militaire de Byumba, et permettra aux rebelles d’élargir leur territoire et de mieux défendre les parties occupées.
Dès mi-1992, la NRA avait accru son ingérence dans la guerre. Le nombre des déplacés de guerre avait atteint 350.000. Un des objectifs de la coopération avec la France était alors de contribuer à protéger les déplacés contre les bombardements du FPR, et d’éviter que l’extension de la zone de combat n’accroisse leurs effectifs. Sur notre demande, la France mit à notre disposition les instructeurs pour améliorer la qualité de quelques bataillons31. Nous avons mis le commandant du Groupe d’Observateurs Militaires Neutres (OUA) au courant de ce programme et de la localisation du centre d’instruction à Gabiro pour l’assurer qu’il ne s’agissait pas de violation de cessez-le feu.
Le programme de coopération militaire français se limitait à cela. Il n’a jamais été question de demander que des troupes françaises interviennent directement dans la guerre, et ce pour plusieurs raisons. D’abord les FAR étaient politiquement plurielles, même si elles étaient supposées être non partisanes. Une présence française au front pouvait donc être dénoncée par l’opposition et aggraver la polarisation du Gouvernement. Une intervention étrangère directe n’était plus envisageable après l’ouverture du Gouvernement aux partis d’opposition dont certains étaient alliés au FPR.
31 La formation des nouvelles recrues étaient dispensée par les instructeurs des FAR au centre d’instruction de Gako. Les Français n’étaient pas impliqués dans la formation des recrues. Les informations voulant les impliquer dans la formation des milices Interahamwe sont absolument sans aucun fondement.
Il faut donc souligner que depuis mi-avril 1992, l’appui que la France apportait au Rwanda s’est fortement modifié. Elle ne pouvait plus rien faire sans le consensus du Président et du Gouvernement de transition démocratique.
Concernant l’armement, la France n’a jamais payé pour le Rwanda des armes achetées dans un autre pays, ni même dans les usines françaises. Si dans les opérations d’achats effectués en Egypte, le Crédit Lyonnais a été impliqué dans les transactions, c’est le choix du fournisseur égyptien qui voulait couvrir ses risques par une banque agréée par les deux parties, et de la Banque Nationale du Rwanda. Cela aurait pu être une autre banque en France ou dans un autre pays où la Banque Nationale du Rwanda avait un compte. Tous les fournisseurs étrangers exigeaient ce type d’arrangement avec d’autres banques et dans d’autres pays. C’est à travers ces banques que transitaient les cautionnements préalables aux livraisons, ainsi que les payements de soldes après livraison.
A l’exception de la fourniture de certaines armes lourdes d’artillerie et d’aviation, de la vente de certaines munitions et de certains équipements spécialisés comme le matériel de transmission que nous commandions chez des fournisseurs privés, la France n’a pas figuré parmi nos plus grands fournisseurs. Pour les armes légères, ses prix étaient supérieurs à ceux de la concurrence. En plus, nous n’utilisions aucune marque française dans notre armement léger. Depuis avril 1992, la politique du Gouvernement de transition démocratique était de respecter la législation32 rwandaise sur les marchés publics. Ceci exigeait d’avoir au moins trois offres par lot de commande.
L’opération NOROIT
32 On a lu dans la presse des accusations outrancières de trafic d’armes lancées contre les autorités rwandaises. Les décisions du Gouvernement de transition démocratique sur le budget de l’Etat, la défense incluse, comme pour d’autres décisions, étaient prises par consensus. Le projet de budget est introduit au Gouvernement par le ministre des Finances. Le Ministre de la Défense, comme tout autre ministre, ne peut pas engager les ressources nationales sans l’accord du Gouvernement. Même lorsqu’il y a accord, c’est le Ministre des Finances qui ordonne les dépenses. Tout contrat d’achat dans le pays ou à l’étranger est cosigné par lui, car c’est son département qui veille au respect des lois et procédures en matière de
finances publiques. Concernant les achats d’armes rapportés par le journal Le Monde en 1995, le Rwanda qui n’était pas soumis à un quelconque embargo, a négocié une opération toute à fait régulière avec les autorités polonaises compétentes. La commande a été visée par le ministre des Finances, et les paiements devaient être réglés par la Banque Nationale du Rwanda comme pour d’autres commandes que l’Etat payait en devises. Quant à l’agent intermédiaire pour un tel marché d’importation, la fiabilité est garantie par une Banque qui le cautionne. La Banque Nationale du Rwanda ne faisait jamais de versements directs à l’intermédiaire pour ce type de marché. Elle ne payait qu’à la Banque qui garantissait l’honorabilité de l’agent transitaire ou du fournisseur, sur attestation de livraison. Il n’y a donc jamais eu de trafic d’armes.
En octobre 1990, comme la Belgique, la France a envoyé au Rwanda deux compagnies de militaires pour assurer la protection des ressortissants français et étrangers, et les intérêts de la France. Les Français ont occupé l’Aéroport pour mieux contrôler l’espace aérien rwandais, reléguant aux Belges le contrôle du tronçon routier entre l’Aéroport et la Ville de Kigali.
Frustrés par l’espace occupé par les Français dans les relations militaires avec le Rwanda, et attaqué par son opposition, le Gouvernement belge a retiré très vite ses troupes, imposé au Rwanda un embargo sur les armes, et suspendu même la livraison du matériel déjà commandé et payé.
En octobre 1990, les troupes françaises basées à la Capitale ont effectué des missions à l’intérieur du pays pour amener à Kigali les étrangers qui quittaient le pays, ou la zone des combats. A chaque reprise des hostilités, ces troupes effectuaient les mêmes opérations d’évacuation des étrangers des zones en voisinage du front, et de protection de l’infrastructure aéroportuaire.
A chaque opération d’évacuation des étrangers de la zone des combats, la France a toujours informé le commandement du FPR de la conduite des évacuations et de leur durée. Il est clair que ces opérations étaient couvertes par des déploiements de reconnaissance pour éviter le pire. Mais ces reconnaissances, même s’elles se sont parfois rapprochées du front, n’ont jamais atteint la ligne de front.
La mise en vigueur du cessez-le-feu le 1er août 1992 créa une nouvelle situation à l’intérieur du pays. Une force de l’OUA, le Groupe d’Observateurs Militaires Neutres (GOMN), fut mis en place pour contrôler son respect. Elle comprenait également une équipe d’officiers du FPR33 qui jouissaient d’une immunité diplomatique et qui circulaient librement dans le pays. Les Etats-Unis ont fait pression pour que le FPR soit présent au GOMN, sous prétexte de faciliter l’établissement de la confiance mutuelle entre les forces des deux belligérants, alors qu’en réalité il s’agissait, entre autres, de contrôler les activités militaires françaises, et de mener les activités de déstabilisation contre le Rwanda.
33 Comme il s’est avéré par la suite et comme les événements d’avril 1994 le confirmeront, cette présence du FPR au GOMN lui permet d’organiser ses réseaux et son dispositif de déstabilisation du régime et de prise du pouvoir. Dans leur stratégie, cette déstabilisation comprend l’instigation des troubles ethniques car l’attaque doit être justifiée comme visant à apporter le secours à l’ethnie Tutsi. Sans elle, il est impossible de penser que les événements se seraient déroulés comme ils se sont déroulés en 1994. L’équipe du FPR qui était en réalité l’état-major des unités clandestines d’espionnage et de déstabilisation, fut un véritable cheval de Troie pour toutes sortes de mouvements d’infiltrés du Front, car Karenzi et ses collègues jouissaient de l’immunité diplomatique. Ils ne ménageaient rien pour organiser des réseaux de subversion et de recrutement, au vu de tout le monde. Cette présence leur permet de placer massivement des infiltrés dans toutes les jeunesses de partis, les Interahamwe les Impuzamugambi inclus.
Pour conclure cette partie, je pense que la présence des troupes belges et françaises au Rwanda en 1990 pour la mission humanitaire a permis au pays de ne pas sombrer dans les affrontements interethniques. Abandonner le Rwanda à lui même à l’action combinée de l’Armée ougandaise et du FPR n’aurait que contribué à attiser la panique au sein de la population.
Dans mon jugement, les militaires Français n’ont jamais dépassé le cadre de leur mission de coopération avec un pays souverain. Le Gouvernement ne leur a jamais demandé de participer aux combats. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas eu de situations dans lesquelles les risques d’affrontements entre eux et le FPR étaient grands, ou des circonstances dans lesquelles certaines gesticulations pouvaient donner une impression de belligérance à un observateur non avisé. Tel était le cas lors des opérations d’évacuation des expatriés dans Byumba et Ruhengeri où, lors des attaques des rebelles, les militaires Français ont failli être encerclés. Pour éviter ce risque, des troupes de reconnaissance pouvaient s’approcher du front en cas de besoin, et d’autres couvraient les convois. Il n’y a jamais eu ni provocation ni affrontement.
Le risque d’affrontement était également si élevé en février 1993 que les militaires français ont failli entrer dans les combats pour protéger Kigali. Le FPR venait de violer le cessez-le-feu, tuant 40.000 personnes et jetant sur la voie du déplacement intérieur près d’un million d’autres. Il menaçait de faire un assaut sur Kigali et avait avancé jusqu’à quelques km seulement.
Je dois donc souligner que l’opération NOROIT a été conduite d’une façon irréprochable, en plein respect de sa mission de protection des ressortissants français et d’autres étrangers. Les forces françaises n’ont pas du tout participé aux combats contre le FPR. Il y a eu un grand débat et des accusations outrancières contre la France en rapport avec cette opération. En effet, les milieux qui soutenaient le renversement des institutions légales par le FPR ont trouvé que cette opération humanitaire confortait le régime, donnait confiance à la population, et empêchait que le pays ne sombre dans une guerre civile que la rébellion voulait fomenter et qui était susceptible de donner la légitimité à sa cause.
Dès le début de la guerre en 1990, la France avait refusé de s’impliquer directement dans les opérations de guerre contre le FPR s’il n’y avait pas de preuves irréfutables que l’Ouganda était directement impliqué dans la guerre. Comme exemples de preuves acceptables, la France citait l’utilisation éventuelle par l’Ouganda de l’aviation ou des chars. Elle acceptait par contre de maintenir une présence dissuasive pour sécuriser la présence des étrangers et freiner leur exode. C’est pour ceci que ses troupes n’étaient stationnées que dans la Capitale.
La France dans les négociations de paix et dans le processus politique interne
Mesdames et Messieurs,
En matière politique, le rôle joué par la France au Rwanda après 1990 n’a pas toujours été à la hauteur de la complexité de la situation. Le soutien à la démocratisation n’a pas été à la hauteur des attentes suscitées par le discours du Président Mitterrand à La Baule. Il n’y a pas eu de signes d’accompagnement du processus de changement politique, tel que le renforcement de la société civile et l’appui aux partis politiques dans l’apprentissage de la démocratie. Après le départ de l’Ambassadeur Martres, il n’y a pas eu d’effort visant à amener le Président Habyarimana à composer avec les partis d’opposition au sein du Gouvernement multipartite. Cela a été interprété comme une caution politique de la France au Président Habyarimana.
Alors que d’autres pays comme les Etats-Unis, la Belgique, la Tanzanie faisaient des propositions pour l’avancement des négociations d’Arusha, la France semblait mener une politique de réaction et non d’initiative. C’est ainsi que d’aucuns ont eu une impression, fausse, qu’elle mettait en avant les solutions militaires.
Tels sont, Monsieur le Président, Mesdames et Messieurs, les éléments d’information générale que j ’ai jugé bon de vous livrer avant de répondre à vos questions. Pour résumer, je soulignerais que:
1) La coopération militaire franco-rwandaise a été efficace, en particulier pour la Gendarmerie. Elle n’a jamais débordé le cadre dans lequel elle avait été définie.
2) Le rôle politique de la France n’a pas été à la hauteur des attentes de tous les acteurs politiques internes. La France n’a pas pris de véritables initiatives au cours des négociations d’Arusha entre le Gouvernement et le FPR. Elle a donné l’impression d’être alliée à Habyarimana pour stabiliser son régime, et au parti MRND.
3) C’est en raison de cette faiblesse du rôle politique joué par la France, en particulier sur la scène rwandaise interne, que sa présence militaire a subi des critiques outrancières, sans le moindre fondement.w